Une partie de la tech américaine fait les yeux doux à Donald Trump, une anomalie dans un milieu qui penche historiquement quasi unanimement du côté démocrate. Malgré le ralliement de personnes très médiatique comme Elon Musk à la droite américaine, c’est cependant derrière Kamala Harris que se mobilisent la plupart des acteurs de l’industrie, qui avait contribué à faire élire Barack Obama en 2008 et Joe Biden en 2020.
La Silicon Valley a toujours été divisée par des querelles de chapelle: Apple contre Microsoft, logiciel libre contre logiciel propriétaire, intelligence artificielle ouverte ou fermée… Mais alors que l’élection présidentielle américaine approche, c’est une nouvelle frontière qui s’est établie : elle sépare les soutiens de Donald Trump de ceux qui souhaitent l’élection de la vice-présidente, Kamala Harris.
Si l’Amérique est de longue date divisée entre républicains et démocrates, la Silicon Valley était jusqu’à présent quasi unanimement démocrate. En 2008, l’industrie s’était largement rangée derrière Barack Obama et son agenda politique favorable aux nouvelles technologies. En 2016, puis en 2020, Donald Trump, son discours anti-élites et ses prises de positions anti-immigration (alors que les trois quarts des travailleurs de la Silicon Valley sont nés à l’étranger) suscite un rejet massif de l’industrie, qui se range derrière Hillary Clinton, puis plus massivement encore derrière Joe Biden. En 2018, l’entrepreneur et investisseur Peter Thiel, à l’époque l’un des très rares soutiens de Trump dans l’industrie, annonçait vouloir fuir un «système de parti unique» en quittant la région de San Francisco au profit de Los Angeles.
La Silicon Valley n’est plus unanimement démocrate
Six ans plus tard, le «parti unique» a du plomb dans l’aile. Il y a bien sûr eu le revirement spectaculaire d’Elon Musk, le patron de Tesla et du réseau social X (anciennement Twitter), qui s’est rangé derrière Donald Trump suite à la tentative d’assassinat dont celui-ci a été victime, alors qu’il avait auparavant soutenu le candidat démocrate lors de chaque élection présidentielle. Mais aussi de Marc Andreessen, d’Andreessen Horowitz (surnommé A16Z), l’un des fonds en capital-risque les plus célèbres de la Silicon Valley, et de David Sacks, un autre investisseur, qui avaient tous deux soutenu Hillary Clinton en 2016. Ben Horowitz, qui codirige A16Z avec Marc Andreessen, s’est lui aussi rangé derrière Donald Trump, après avoir donné un total de 300 000 dollars à des candidats démocrates (dont Barack Obama) entre 2008 et 2023. Allison Huynh, une entrepreneuse qui avait contribué à rallier la Silicon Valley derrière Obama en 2008, a également annoncé son soutien à Donald Trump.
Entre juin et juillet, la campagne de l’ancien président a en outre levé plusieurs millions de dollars auprès de diverses personnalités de la tech américaines, parmi lesquelles Joe Lonsdale, le co-fondateur, avec Peter Thiel, de l’entreprise de big data Palantir; Shaun Maguire et Doug Leone, ancien de Sequoia Capital, l’un des plus gros fonds en capital-risque de la Silicon Valley; et les jumeaux Winklevoss, deux figures du monde des cryptomonnaies.
Une réaction aux tentatives de régulation de l’ère Biden
Ce virement s’explique en partie par les couleurs spécifiques que revêt le progressisme en Californie. Dans un essai paru en 1995, Richard Barbrook et Andy Cameron définissent l’idéologie californienne, représentatrice selon eux de la Silicon Valley, comme un mélange d’idées de gauche et de droite, au service d’un libéralisme techno-optimiste flirtant avec la contre-culture New Age. La Silicon Valley est ainsi très progressiste sur le plan sociétal, sensible aux droits des homosexuels (la ville de San Francisco a célébré une union entre deux hommes en 2004, 11 ans avant la légalisation du mariage homosexuel à l’échelle fédérale), à la défense de l’environnement et à la protection des minorités. Mais elle est aussi plutôt à droite économiquement, étant défavorable aux syndicats, contre les hausses d’impôt et la taxation du capital. Tant que le parti démocrate adoptait des positions économiques centristes et pro-business, la Silicon Valley pouvait le soutenir sans difficultés.
Mais le passage d’une partie de la Silicon Valley chez les républicains fait ainsi suite à une présidence Biden que certains jugent beaucoup trop à gauche économiquement. Le président américain a fait de la lutte contre les monopoles l’une de ses priorités, nommant deux personnalités partisanes d’une ligne dure contre les Gafam à des postes clefs (Lina Khan à la tête de la FTC, le gendarme de la concurrence, et Jonathan Kanter à la tête de la division antimonopole du Département de la Justice). L’administration Biden a également institué la prise en compte des normes RSE par les fonds de pension, en vigueur depuis janvier 2023, une mesure vue comme nuisible à la bonne marche des affaires, tandis qu’un projet de taxation des plus-values latentes et de hausse d’impôts pour les plus riches déplaît fortement dans la Silicon Valley.
«La vérité, c’est que la gauche tient depuis dix ans des positions anti-entrepreneurs et anti-tech, tandis que le Parti républicain a positionné la version 2.0 de Trump comme pro-innovation et pro-entrepreneurs», affirmait ainsi récemment Jason Calacanis, un investisseur de la Silicon Valley qui gère un podcast très populaire sur les start-up.
L’administration Biden s’est par ailleurs montrée sévère avec l’industrie des cryptomonnaies, tandis que Donald Trump, jadis détracteur du bitcoin, pose désormais stratégiquement en défenseur de cette industrie. Le choix de JD Vance, une personnalité pro-cryptos, en tant que colistier n’est à cet égard pas anodin. «La position des démocrates sur les cryptomonnaies manque singulièrement de nuances: ils semblent n’y voir qu’un vivier de fraudes et d’arnaques. Dans ce contexte, Trump n’a qu’à se baisser pour récolter les fruits de leurs erreurs», note Hermine Wong, anciennement à la SEC (gendarme de la bourse américain) et désormais conseillère juridique pour les startups du web3 et des cryptoactifs.
Les républicains demeurent minoritaires dans le monde de la tech
Si la Silicon Valley n’est plus unanimement démocrate, elle n’est pas pour autant près de devenir majoritairement républicaine. Lors des élections de 2020, 95% des donations effectuées par les employés de Meta, Google, Apple et Amazon sont allées au candidat démocrate. Les développeurs et investisseurs en capital-risque de la Silicon Valley ont quant à eux contribué un total de 19 millions de dollars à la campagne de Joe Biden lors de cette même élection, contre seulement 2 millions pour celle de Trump.
En outre, nombre de personnalités de l’industrie, et non des moindres, ont également pris fait et cause pour Kamala Harris, qui jouit d’une meilleure image que Joe Biden au sein de cet écosystème. Native de la région de la baie de San Francisco, procureure du district de San Francisco de 2007 à 2011, puis procureure générale de Californie de 2011 à 2017, elle s’est montrée durant son mandat très proche de l’industrie des nouvelles technologies, laissant passer un grand nombre de fusions et concluant un accord en 2012 sur la protection de la vie privée des utilisateurs de smartphone, largement salué par l’industrie. Parmi ceux qui ont immédiatement soutenu sa candidature, citons Reid Hoffman, fondateur de LikedIn et investisseur en capital-risque, qui a promis sept millions de dollars pour la campagne de la candidate démocrate ; Aaron Levie, le patron de Box, une entreprise du cloud ; et Sheryl Sandberg, ex-numéro 2 de Facebook.
La présidence de Kamala Harris pourrait marquer un retour à une approche plus pro-tech chez les démocrates, selon Rob Merges, un professeur de droit de l’Université de Berkeley doté d’une solide expérience dans l’industrie des nouvelles technologies. «Je m’attends à un retour à une position plus technocratique, dans la tradition de Clinton et d’Obama: ouverte aux bénéfices de la technologie, raisonnable sur les régulations, et soucieuse de ne pas aller trop loin dans une direction.»
Une affaire de gros sous… et d’influence
Pour les deux candidats à l’élection, s’assurer le soutien de la Silicon Valley est d’abord la garantie d’un solide coup de pouce financier. Région la plus prospère du pays, la Silicon Valley peut mobiliser des centaines de millions de dollars derrière un candidat. En 2020, les habitants de San Francisco (où résident nombre d’employés de la Silicon Valley) ont ainsi versé un total de près de 200 millions de dollars à la campagne de Joe Biden.
Mais la Silicon Valley exerce également une influence sur les esprits qui va au-delà du simple aspect pécuniaire. Véritable star dans le monde entier, Elon Musk est suivi par 200 millions de personnes sur X, dont il est en outre soupçonné d’avoir trafiqué l’algorithme pour que ses messages gagnent en visibilité: si elle est difficile à quantifier, une telle influence ne saurait être négligeable.
Enfin, les Gafam, de Facebook à Google en passant par X, sont aujourd’hui devenues des portes d’accès privilégiées à l’information. Et s’ils affirment tous être neutres, ils sont régulièrement soupçonnés d’agir pour influencer l’opinion dans leur sens. En juillet, un groupe de supporters de Kamala Harris, «White dudes for Kamala» («Les hommes blancs pour Kamala») a ainsi temporairement vu sa page être suspendue sur X, après avoir levé plus de quatre millions de dollars pour la candidate démocrate en une soirée. Si la page a ensuite été rétablie, il n’en fallait pas plus pour que nombre de personnes, dont les gérants de la page, soupçonnent Elon Musk d’avoir voulu faire dérailler ses efforts pour des raisons partisanes.
En juillet, toujours, Google et Meta ont également été sous le feu des critiques alors que nombre d’internautes constataient que les deux sites ne renvoyaient à aucun résultat sur la tentative d’assassinat dont Donald Trump venait d’avoir été victime. Le camp républicain avait alors accusé les deux entreprises de chercher à censurer l’information de peur qu’elle ne bénéficie au candidat républicain.