La situation du Japon illustre à quel point la trajectoire d’un pays vers le net zéro se fait sous contrainte. Pourtant, même si le pays et son industrie automobile sont en retard dans la transition énergétique, le Japon est à la pointe dans le domaine de l’hydrogène.
Par Bruno Allain, spécialiste produits
Quand il s’agit de s’engager sur la voie de la transition énergétique, il y a une quantité de paramètres à prendre en compte et beaucoup d’obstacles à surmonter. La situation du Japon illustre à quel point la trajectoire d’un pays vers le net zéro se fait sous contrainte.
- Contraintes géographiques: le Japon manque d’espace pour basculer vers le renouvelable. La densité de la population, si l’on ne tient compte que des plaines, s’élève à plus de 1’500 habitants au km2, d’où d’importants conflits sur l’utilisation du sol.
- Contraintes de ressources naturelles: le Japon ne dispose ni de ressources fossiles, ni des principaux minerais critiques nécessaires à la transition. Une relative «pauvreté» géologique qui conditionne certains choix en matière énergétique (le recours au nucléaire par exemple).
- Contraintes géopolitiques: le Japon n’a pas attendu la guerre en Ukraine pour intégrer la géopolitique dans ses décisions. En raison de ses relations délicates avec la Chine, le pays a par exemple mis en place une politique de sécurisation de ses approvisionnements en minerais plus de dix ans avant les US et l’UE (en réaction à un embargo de la Chine sur les terres rares en 2010). La politique climat est désormais indissociable de la situation géopolitique du pays.
- Contraintes culturelles: plus anecdotiques, on peut également mentionner les contraintes liées à la culture. Ainsi, le Japon dispose d’un énorme potentiel géothermique, mais la filière peine à se développer car les Japonais, qui sont très attachés aux onsens[1], craignent que l’apparition de futures centrales géothermiques se fasse à leur détriment.
Il convient de garder en tête ces particularités et ces contraintes pour appréhender la stratégie climatique du Japon et évaluer les politiques que le pays met en œuvre.
Politique de transition : peut mieux faire
On constate empiriquement qu’il existe un lien entre la couleur politique d’un pays et ses avancées en matière de transition énergétique. A de rares exceptions près, les partis dits «conservateur» sont généralement des freins à la transition énergétique. Plutôt «suiveur» que «leader» au niveau du climat, le Japon illustre parfaitement le constat.
Le Japon souhaite atteindre le net zéro en 2050, un objectif annoncé en 2020 puis inscrit dans la loi en 2021. Pour ce faire, le pays vise une réduction de 46-50% de ses émissions de gaz à effet de serre (GES) en 2030 par rapport à leur niveau de 2013. On peut toutefois regretter que ces plans ambitieux ne s’appuient pas suffisamment sur des stratégies concrètes de décarbonation.
Avec l’arrivée en 2021 du premier ministre Fumio Kishida, le pays a commencé à préciser ses objectifs. Le premier ministre a proposé en 2022 une Clean Energy Strategy. Ce plan repose sur huit axes majeurs (comprenant les renouvelables, l’hydrogène/ammoniaque, la capture de carbone, ou encore le redémarrage du nucléaire) et chiffre à USD 1’100 milliards les investissements (publics et privés) qui devront être consentis au cours de la prochaine décennie pour s’aligner sur la bonne trajectoire.
Ce plan, même s’il marque une rupture par rapport aux hésitations passées, a été accueilli avec un certain scepticisme. Parmi les points controversés, notons:
- Que le plan de décarbonation de la production électrique repose fortement sur le redémarrage des centrales nucléaires fermées après la catastrophe de Fukushima. Or, celui-ci a pris beaucoup de retard
- Qu’aucune mesure concrète n’a été mise en place pour «facturer» le carbone émis
- Que la part du gaz naturel liquide (GNL) s’accroit dans le mix énergétique nippon et que le Japon va subventionner la création de nouvelles capacités de GNL
En conclusion, les politiques japonais se sont emparés du sujet de la transition mais les plans annoncés à ce stade n’augurent pas du changement de modèle dont le pays aurait pourtant besoin pour tenir ses engagements.
Toyota symbolise le retard pris par l’industrie automobile…
Un pays ne peut se réduire à une entreprise – fut-elle de loin sa première capitalisation boursière[2] – mais le manque de vision de Toyota sur l’électrification n’est pas sans rappeler les atermoiements du Japon dans le domaine de la transition.
Le premier constructeur automobile mondial a longtemps défendu une stratégie multi-technologies, incluant notamment les véhicules hybrides, à hydrogène ou utilisant les biocarburants – là où de nombreux concurrents historiques ont choisi de parier exclusivement sur les véhicules électriques (VE). Un positionnement largement vu comme une réticence à développer les VE, y compris quand les signaux de décollage du marché étaient évidents. Un retard à l’allumage qui pourrait s’avérer coûteux.
Cette erreur stratégique a entraîné le départ surprise du CEO du groupe en début d’année. Dans le milieu feutré de l’establishment japonais, c’est peu de dire que le départ d’Akio Toyoda, petit-fils du fondateur de l’entreprise dans les années 1930, est un événement. Pour la première fois de l’histoire, le groupe ne sera plus dirigé par un Toyoda. La fin d’une époque…
…mais ses concurrents ne sont pas en reste
Bloomberg analyse chaque année l’exposition des principaux constructeurs automobiles mondiaux aux VE. Dans son dernier bilan[3], la société dresse un constat sans appel: «par région, les constructeurs japonais ont reçu la plus mauvaise note pour la cinquième année d’affilée». Ainsi, sur 33 constructeurs, les 7 constructeurs japonais évalués se situent entre la 23ème (Mitsubishi Motors) et la 33ème et dernière place (Suzuki)[4].
Le champion national Toyota se place en 30ème position, le plus mauvais classement pour un constructeur majeur. Le rapport mentionne que les ventes de VE (hybrides rechargeables et purs électriques) et véhicules à hydrogène de Toyota ne représentaient au total que 1.1% des volumes vendus en 2022.
Le retard pris par l’industrie automobile est loin d’être anodin. Outre les pertes de parts de marché à l’export, sur le marché domestique, le Japon n’a toujours pas atteint son tipping point à partir duquel un cercle vertueux s’enclenche: intérêt croissant des consommateurs, augmentation du nombre de modèles proposés par les constructeurs, parc électrique en forte progression justifiant les investissements dans les infrastructures (notamment bornes publiques de recharge rapide) … La part de VE dans les ventes de véhicules neufs au Japon n’était que de 3% en 2022, un niveau bien plus bas que celui des pays occidentaux ou de la Chine (25% de pdm pour les VE cette même année[5]).
Un leader sur l’hydrogène
Si le Japon est à la traîne sur certains domaines associés à la transition, il est à la pointe dans d’autres, à l’instar de l’hydrogène. Le pays vient de mettre à jour sa Basic Hydrogen Strategy, intégrant une prévision de demande de 12mtm d’hydrogène par an en 2040. Le plan prévoit JPY 15’000 milliards (EUR 100 milliards) d’investissements publics et privés dans la supply chain du secteur au cours des 15 prochaines années. Une part importante des volumes dont le pays aura besoin sera importée (sous forme d’hydrogène ou d’ammoniac), ce qui explique qu’une partie non négligeable des investissements favoriseront le développement de certaines infrastructures-clés pour la chaine logistique telles que les ports.
La politique est réorientée afin de privilégier l’utilisation d’hydrogène dans les secteurs les plus difficiles à décarboner (hard-to-abate sectors) tels que l’acier ou la pétrochimie. L’hydrogène devrait également jouer un rôle croissant dans l’aviation, le transport maritime ou encore les poids lourds. En revanche, les véhicules particuliers ne sont plus ciblés[6].
En termes de taxonomie, le Japon a retenu une définition moins stricte que l’UE pour qualifier l’hydrogène de « vert », ce qui va favoriser la filière pour les prochaines années.
[1] Bains thermaux japonais utilisant de l’eau chaude issue de sources volcaniques.
[2] A USD 223 milliards au 16 juin, la capitalisation boursière de Toyota Motor représentait quasiment le double de la deuxième plus grande entreprise du pays (Sony).
[3] Bloomberg New Energy Finance (BNEF) – Automotive EV exposure score – 2023 Edition (06/2023)
[4] Le dernier rapport de l’ICCT (International Council on Clean Transportation) arrive aux mêmes conclusions. Dans son analyse de la pertinence de la stratégie de transition vers les VE pour les 20 premiers constructeurs automobiles mondiaux, les cinq constructeurs japonais étudiés se trouvent dans la catégorie des « retardataires » (Laggards).
[5] Source : AIE (Agence Internationale de l’Energie)
[6] Les objectifs du gouvernement en matière de voitures hydrogène (utilisant une pile à combustible) n’ont jamais été atteints avec moins de 8k FCEV sur les routes fin 2022 contre un objectif de 40k pour 2020.