Depuis la pandémie, l’idée de relocaliser une partie de la production («reshoring») a le vent en poupe dans les pays développés. Loin d’être une passion éphémère, elle devrait s’imposer comme une tendance économique de fond au cours des prochaines années. Voici pourquoi.
Une renaissance industrielle est-elle à l’œuvre en Occident ? Après des décennies de désintérêt pour l’industrie au profit du tertiaire, les dirigeants américains et européens brandissent l’impératif de réimplanter la production sur leur sol, des multinationales commencent à rapatrier une partie de leurs activités jadis délocalisées dans des pays à faible coût de la main d’œuvre, et l’idée de politique industrielle, jadis vue comme un vestige du XXe siècle à remiser au placard avec le commissariat au plan, n’est désormais plus tabou.
Le Kearney Reshoring Index, publié tous les ans, montre une relocalisation sans précédent de la base industrielle américaine depuis l’Asie vers l’Amérique du Nord. D’Apple à TSMC, en passant par Stellantis, un nombre croissant d’entreprises souhaitent rapprocher la production de leur marché de consommation. «Il y a dix ans, si un expert avait affirmé que des usines du secteur automobile seraient réimplantées en Europe, et en particulier en Europe de l’Ouest plutôt qu’en Pologne ou en Roumanie, personne n’y aurait cru. Or, cela est désormais une réalité», affirme Stéphane Villard, Associé, leader du secteur Technologies, Media et Télécommunications de Deloitte France.
Le chaos favorise la relocalisation
Derrière ce mouvement, on trouve d’abord une volonté, à la fois de la part des États et des entreprises, de renforcer la résilience des opérations face aux secousses mondiales : la pandémie, puis la guerre en Ukraine, et dorénavant la perspective d’une guerre entre Taïwan et la Chine, ou encore l’attitude imprévisible du président américain, Donald Trump. De la pénurie de semi-conducteurs générée par la pandémie aux attaques des rebelles Houthis en mer Rouge qui ont entraîné une explosion des délais de livraison, les dernières années ont montré combien les chaînes de valeur mondialisées étaient fragiles et vulnérables. Apple entreprend ainsi depuis plusieurs années de réduire sa dépendance à la Chine, stratégie qui a récemment conduit le groupe à investir 500 milliards de dollars pour produire davantage de composants aux États-Unis.
Outre les secousses géopolitiques, la tendance à la relocalisation est également motivée par un retour des politiques protectionnistes. L’ère où les tarifs douaniers semblaient une relique du passé vouée à s’estomper dans les mémoires au profit d’une mondialisation consacrant la loi du libre-échange semble en effet bien lointaine. Donald Trump est actuellement la plus célèbre incarnation de cette tendance: dès son élection, le président américain a mis en place une vague sans précédent de tarifs douaniers, y compris contre des alliés historiques des États-Unis comme le Canada, le Mexique et l’Union européenne.
Une politique qui semble avoir déjà convaincu plusieurs entreprises de relocaliser. TSMC, le géant taïwanais des semi-conducteurs, a annoncé l’investissement de 100 milliards de dollars aux États-Unis au cours des quatre prochaines années, afin d’accroitre ses capacités de production en Arizona. Le groupe pharmaceutique Lilly a pour sa part investi 50 milliards de dollars aux États-Unis dans la même optique, citant les tarifs douaniers que Trump prévoit d’appliquer sur les médicaments importés comme motivation principale. Stellantis a pour sa part indiqué sa volonté de rouvrir une ancienne usine à Belvedere, dans l’Illinois.
À noter que le retour du protectionnisme n’est pas cantonné aux États-Unis. Même l’Union européenne, longtemps acquise corps et âme au principe du libre-échange, a récemment mis en place des tarifs douaniers contre les véhicules électriques chinois, ce qui, associé au dynamisme du marché européen et à la volonté de limiter les frais de transport, a conduit des constructeurs de l’Empire du Milieu comme BYD à accélérer l’implantation d’usines en Europe.
«Sur le marché automobile, on est depuis une dizaine d’années, dans une logique non plus de globalisation, dont on essaye de sortir, mais plutôt de régionalisation de la production pour le marché local. C’est un phénomène qu’on constate en Europe, en Amérique du Nord et en Chine», affirme Jamel Taganza, associé chez Inovev, une société de services mondiale dédiée à l’industrie automobile.
L’industrie a changé de visage
La relocalisation n’est pas seulement motivée par des contraintes extérieures. «D’un point de vue économique, rapprocher la production des marchés de destination apparaît comme une décision cohérente. Cette logique explique l’annonce par de nombreux industriels, notamment dans le secteur des batteries, de la création de gigafactories en Europe. Au-delà de la préoccupation liée aux tarifs douaniers, cette décision répond à la volonté d’avoir une moindre consommation de CO2 dans le transport des batteries, et donc se rapprocher des lieux de consommation», note Stéphane Villard. L’entreprise américaine Caterpillar a par exemple rapatrié une partie de sa production du Japon vers le Texas, citant des impératifs de contrôles des coûts et une volonté de limiter les frais de transports.
En outre, avec le progrès technique et l’essor de l’industrie 4.0, permis par la 5G, la robotique et l’IA, l’industrie a changé de nature. L’ère où elle impliquait des activités intensives en main d’œuvre (donc pour lesquelles il importait d’avoir le coût du travail le plus faible possible), polluantes et peu qualifiées est en passe d’être révolu. Un sondage réalisé l’an dernier auprès de 1’000 cadres américains travaillant dans l’industrie montre que 38% d’entre eux étudiaient l’usage de l’IA pour réduire les coûts et augmenter les marges.
L’industrie est désormais un secteur high-tech à forte valeur ajoutée, qui peut être parfaitement compétitif dans un environnement où le coût de la main d’œuvre et les normes environnementales sont élevés, comme l’Europe ou les États-Unis. «Dans le domaine des semi-conducteurs, qui est une industrie manufacturière, mais caractérisée par un niveau de robotisation et d’automatisation très élevé, produire au plus près de ses marchés de consommation est une évolution logique», note Stéphane Villard.
L’impératif d’électrification
L’un des principaux défis que posent les tentatives de relocalisation de la production est la gestion de la production d’énergie. La production d’électricité est ainsi nettement inférieure aux États-Unis à ce qu’elle est en Chine. Entre l’Europe et l’Empire du Milieu, le contraste est encore plus grand. Or, convertir la grille énergétique à l’électricité, et en particulier l’électricité verte, est nécessaire pour soutenir la relocalisation de la production industrielle, à la fois pour des questions environnementales et parce que l’électricité représente des coûts énergétiques inférieurs pour les industriels sur le long terme par rapport au fossile. La relocalisation des activités industrielles requiert donc aussi des efforts allant dans ce sens et la mobilisation d’entreprises comme Eaton, spécialiste américain de systèmes électriques, ou encore d’acteurs du nucléaire et du renouvelable.
Un autre défi repose sur les tarifs douaniers: s’ils peuvent inciter les entreprises à rapatrier une partie de leur production, ils sont aussi une source d’inflation, qui elle-même entraîne une hausse des taux d’intérêt, renchérissant l’emprunt et limitant donc les capacités des entreprises à financer de gros investissements pour produire localement.