La banque Mirabaud a confié la direction de son pôle private equity à Renaud Dutreil, le créateur du label Patrimoine Vivant. Ses cibles: des entreprises qui perpétuent un savoir-faire exceptionnel. Ses ambitions: les emmener dans de nouvelles dimensions.

Interview par Jérôme Sicard de Renaud Dutreil, responsable du private equity, Mirabaud Asset Management.

 

Quelles entreprises entrent pour vous dans la catégorie du Patrimoine vivant?

Renaud Dutreil

Les entreprises sur lesquelles le fonds se concentre répondent à trois conditions. Elles se prévalent d’abord d’un savoir-faire manufacturier, ancien, traditionnel, qui présente un caractère exceptionnel. Elles entretiennent ensuite un lien fort avec un territoire dont elles sont souvent le symbole. Enfin, elles projettent à l’international l’expression d’un art de vivre propre à leur pays d’origine. Sur ce point, nous nous intéressons en priorité à la Suisse, à l’Italie et à la France. Ce sont des marchés où, par une espèce de miracle de l’ère post-industrielle, ont pu être conservées des entreprises qui appartiennent encore, dans leur esprit, à l’artisanat pré-industriel. Ces entreprises produisent des objets de très grande qualité, avec une forte dimension culturelle et affective qui fascine aujourd’hui les consommateurs du monde entier. C’est un secteur en pleine expansion.

Quels objets voulez-vous mettre au catalogue plus précisément?

Nous allons privilégier l’équipement de la personne, autrement dit les produits qui impliquent une relation forte avec le corps. Ce qui inclut les chaussures, la joaillerie, la lunetterie, l’horlogerie, les parfums, les cosmétiques, la maroquinerie ou encore le menswear et le womenswear. Nous voulons aussi travailler sur un axe Sport & Couture, avec des vêtements très techniques, très fonctionnels qui présentent aussi un aspect fashion, dans l’esprit Moncler.

Quelle est la taille des entreprises dans lesquelles vous souhaitez investir?

Nous regardons des entreprises familiales dont le chiffre d’affaires se situe entre 3 et 30 millions d’euros. Nous voulons investir dans des entreprises déjà rentables car nous excluons les situations de retournement. Ce n’est pas notre stratégie. S’il fallait résumer notre travail, je dirais que nous allons emmener des entreprises vers de nouveaux paliers de croissance, les aider à se transformer pour s’adapter à un marché global sans perdre leur identité

Au-delà du numéraire, quels apports leur proposez-vous avec Mirabaud Asset Management?

Des solutions marketing, de nouvelles voies de distribution, en insistant sur le travel retail et le e-commerce, des renforts sur le plan du management et de l’innovation. Nous avons en interne une équipe de quatre personnes capables d’assister les entreprises sur ces différents points, mais nous avons également bâti un écosystème de compétences avec plusieurs types de spécialistes qui seront mobilisés selon la nature des projets.

Sur quels postes seront principalement alloués les budgets que vous débloquerez?

Nos efforts vont porter en priorité sur l’élargissement de l’entreprise à des marchés extérieurs et sur l’adaptation des produits à une clientèle aujourd’hui beaucoup plus globale. Je pense tout de suite au poste marketing & communication, souvent sous-dimensionné dans ces entreprises qui, par leur culture, sont plus orientées vers la qualité du produit que vers le marketing. Nous allons donc muscler leur management avec des profils plus axés marketing et digital.

En quoi votre expérience chez LVMH facilite-t-il la gestion de ce projet, que ce soit sur le plan financier ou sur le plan opérationnel?

C’est toujours une formidable expérience que de passer chez le meilleur de la classe. J’ai pu également m’initier au Private Equity, car lorsque je présidais LVMH en Amérique du Nord, j’ai pu siéger au conseil d’administration de L Capital, fonds de private equity créé et investi par le groupe Arnault, mais aussi largement abondé par des investisseurs institutionnels. Plusieurs fonds L Capital, qui a fusionné depuis avec Catterton, ont été lancés. Ils ont rapidement atteint de hauts niveaux de performance et se sont étendus à l’ensemble des machés, Asie, Europe et Amérique du Nord..

LVMH a cet avantage d’être un groupe très performant sur le plan financier. En même temps, il veille à rester une fédération de petites entreprises dotées d’une forte personnalité, à la différence de géants très intégrés comme L’Oreal, Nestlé, ou Pernod Ricard. LVMH est très soucieux de préserver cet esprit PME, en lui appliquant une grande rigueur dans le management. C’est une approche dont il faut s’inspirer si l’on veut conserver à chaque marque son identité et sa créativité.

Quel regard portez-vous sur le secteur du luxe depuis votre passage chez LVMH?

J’ai pris conscience chez LVMH de la révolution qui eut cours dans l’univers de la consommation. La charge affective, culturelle, émotionnelle d’un produit a pris de plus en plus d’importance aux yeux des consommateurs. En la matière, il se trouve que la France, la Suisse ou l’Italie sont très en avance dans ce que les américains appellent le «business of emotions». Apple ne vend plus des ordinateurs; Apple vend de l’émotion, du lien affectif associé à de la tech. D’ailleurs, les grandes marques américaines se tournent de plus en plus vers les belles marques européennes pour améliorer leur capacité à créer de l’émotion dans la relation à un produit. De ce point de vue, l’industrie horlogère est remarquable. Ce n’est plus la fonction «je dis l’heure» que les gens recherchent dans une montre. C’est le pur plaisir de la perfection mécanique qui n’a jamais autant fasciné nos contemporains, à l’ère abstraite du digital. Sur ce segment, celui du luxe et des biens premium, c’est plutôt l’Europe qui impose en ce moment ses standards.

Quelles sont pour vous les principales attentes des investisseurs sur un fonds de private equity comme celui-ci?

Ils attendent bien évidemment du rendement, mais ils veulent également redonner du sens à leurs investissements. Et ils sont d’autant plus sensibles à notre approche que nous intégrons tous les critères de l’investissement socialement responsable, depuis le sourcing des matières premières jusqu’à la formation des jeunes à l’outil de production ! Nous sommes également très attentifs au partage des bénéfices créés, et à l’association des salariés la performance de l’entreprise.

Pourquoi avez-vous choisi de rejoindre Mirabaud pour y développer cet axe private equity?

L’histoire de Mirabaud, banque familiale depuis 1819, bientôt deux siècles, et banque d’entrepreneurs de génération en génération, correspondait parfaitement à la philosophie même de notre projet. Au sein de Mirabaud Asset Management, la vision stratégique de Lionel Aeschlimann, associé gérant, sur le private equity nous a également beaucoup séduits. Les fonds généralistes dans ce secteur ont une approche très financière sans valeur ajoutée sur le plan proprement opérationnel. Ils sont confrontés aujourd’hui à un problème d’inflation car ils veulent tous investir dans les mêmes entreprises. L’idée de Lionel de proposer des fonds thématiques me paraît très pertinente, elle identifie des poches à fort potentiel de croissance, avec une grande lisibilité pour nos investisseurs et un accès direct aux entreprises et à leurs patrons, dans un climat de confiance, sans passer par une quelconque place de marché. Je trouve que c’est plutôt innovant dans le monde de la finance non cotée.

Comment voyez-vous évoluer ce monde de la finance?

Il n’est pas impossible que nous assistions ces prochaines années à sa polarisation. D’une part, une finance industrialisée, robotisée, pilotée par de l’intelligence artificielle, où les avantages concurrentiels se joueront sur d’infimes écarts de coûts. D’autre part, à l’autre bout du spectre, une finance qui s’appuiera sur la relation humaine, la confiance et le service ultra-personnalisé. De toute évidence, les banques suisses ont d’excellents atouts à faire valoir en la matière, pour peu qu’elles sachent aussi investir dans les nouvelles technologies et anticiper les nouveaux modes de consommation de leurs clients.

 

Cet article a été publié initialement dans le magazine SPHERE (N°9 – avril/juin 2018)