Jadis annoncée en fanfare par les gourous de la Silicon Valley, la technologie a logiquement déçu: trois ans après qu’Elon Musk a annoncé un million de robotaxis Tesla sur les routes, on en dénombre toujours pas le moindre. Mais si les taxis autonomes ne sont pas apparus aussi vite que le voulaient les techno-optimistes chevronnés, ils deviennent progressivement une réalité, portée à la fois par les start-ups et les constructeurs traditionnels.

C’était en 2015, et lors de la conférence Dreamforce à San Francisco, Travis Kalanick, alors patron de Uber, annonçait un futur imminent dans lequel son entreprise contrôlerait une flotte de robotaxis permettant d’en finir avec les embouteillages et les accidents de la route. La conduite autonome avait fait de spectaculaires progrès au cours des dernières années, et les taxis sans chauffeurs semblaient alors au coin de la rue. Jamais avare en prédictions quelque peu optimistes, Elon Musk promettait dès 2014 une Tesla entièrement autonome pour l’an prochain. En 2019, pas découragé pour un sou, il remettait le couvert en annonçant un million de robotaxis Tesla sur les routes en 2020. Nous sommes en 2023, et force est de constater qu’aucune Tesla n’a encore atteint la conduite autonome. Quant à la division d’Uber consacrée aux véhicules sans chauffeurs, elle a été fermée en 2020, alors que l’entreprise cherchait à éponger ses pertes colossales durant la pandémie.

De fausses annonces en déception, sans même évoquer les accidents hautement médiatisés impliquant des Uber autonomes ou des Tesla en mode pilote automatique, les robotaxis électriques sont désormais régulièrement classés, avec les cryptomonnaies, les voitures volantes, la réalité virtuelle et le métavers, parmi les technologies survendues et jamais concrétisées, symbole de l’hubris, du marketing baratineur et du solutionnisme technologique illusoire de la Silicon Valley.

Des taxis autonomes disponibles 24h/24 à San Francisco

Et pourtant… On aurait tort de croire les robotaxis morts et enterrés. À lire l’actualité, ils sont même devenus une réalité qui gagne chaque jour du terrain. En particulier aux États-Unis, où la technologie est déjà déployée et accessible au public dans plusieurs villes, dont Phoenix, Austin et San Francisco. En août, cette dernière a voté pour donner à Waymo et Cruise (les divisions respectives d’Alphabet et General Motors consacrées au véhicule autonome) le droit d’y opérer des robotaxis 24h/24, les deux entreprises devant jusqu’à présent se limiter à quelques plages horaires calmes. En décembre dernier, Uber a également lancé son tout premier service de robotaxis à Las Vegas: l’entreprise ayant abandonné l’idée de fabriquer sa technologie de conduite autonome maison, elle recourt aux véhicules de Motional, une coentreprise entre Hyundai et Aptiv.

La liste des villes américaines où l’on peut se déplacer en taxi autonome pourrait en outre bientôt considérablement s’allonger. Cruise, qui a pour ambition de générer un milliard de chiffre d’affaires d’ici 2025, a en effet récemment annoncé qu’il allait tester sa technologie dans 14 villes supplémentaires, dont Seattle, Nashville, Miami et Atlanta, autant de grandes métropoles américaines. Kyle Vogt, le directeur général de Cruise, a affirmé sur X (anciennement Twitter) que s’il avait fallu à son entreprise des années de tests à San Francisco pour perfectionner la conduite autonome de ses véhicules, elle peut désormais capitaliser sur son expérience pour conquérir de nouveaux environnements urbains bien plus rapidement. «Puisque chaque ville demande moins de travail que la précédente, nous sommes capables d’accroître le rythme auquel nous ajoutons de nouvelles villes desservies», a-t-il déclaré. Amazon, qui a racheté la jeune pousse Zoox, se tient également en embuscade, avec de premiers tests effectués à San Francisco.

Si le marché américain est l’un des plus matures sur cette technologie, elle gagne également du terrain ailleurs, et notamment en Asie. «La Chine, tout comme pour les véhicules électriques et les énergies renouvelables, a décidé de faire des véhicules autonomes un secteur stratégique et favorisé l’émergence de puissants acteurs comme Baidu, Didi ou encore Huawei, qui se sont tous diversifiés dans ce domaine. Le pays est également en train de mettre en place toute une chaîne de valeur, avec par exemple Foxconn qui fabrique des composants pour les voitures électriques», note Laurent Meilhaud, expert du marché automobile et auteur à Autonews. L’Europe n’est pas non plus en reste: Volkswagen teste ainsi des vans autonomes à Munich en collaboration avec l’Israélien Mobileye.

Un véhicule autonome protéiforme

Pour certains observateurs, ça ne fait plus aucun doute : après des années de balbutiement, la technologie est sur le point de devenir accessible au grand public. «Les taxis autonomes sont déjà une réalité dans plusieurs villes américaines, et nous prévoyons un déploiement à grande échelle en Europe au cours de la décennie», note  Kersten Heineke, expert automobile et futur de la mobilité chez McKinsey.

Davantage que de simples taxis sans chauffeurs, l’avenir de la conduite autonome s’incarnera pour lui, du moins en Europe, dans des minivans, offrant une solution hybride entre taxi individuel et transports en commun: «Les roboshuttles, soit des véhicules de 4 à 8 places partagés entre plusieurs passagers, constitueront probablement le type principal de véhicules autonomes, et remplaceront la voiture individuelle en milieu urbain. Les robotaxis à usage individuel vont en revanche probablement rester un phénomène de niche en Europe.»

Rappelons que les premières voitures ressemblaient à des calèches, avec un moteur à la place des chevaux. De même, la forme des taxis autonomes de demain reste à inventer. Certains, comme la jeune pousse Next, imaginent des sortes de cubes offrant davantage d’espace aux passagers et pouvant s’emboîter les uns dans les autres pour former des trains de véhicules. Citons encore les navettes autonomes, à mi-chemin entre bus et taxis, qui visent à combler l’absence de transports en commun en milieu rural ou sur des campus.

Une conduite de plus en plus autonome

Pour Laurent Meilhaud, c’est dans ce type d’environnements fermés et prévisibles, ou sur des parcours bien précis que les robotaxis ont avant tout vocation à prospérer. La technologie est en revanche, selon lui, encore loin d’être suffisamment mûre pour remplacer le véhicule individuel en toutes circonstances dans un futur proche. Il est toutefois certain que l’expérience de conduite va progressivement s’autonomiser au cours des années à venir. Les dispositifs de pilotage automatique, comme celui de Tesla, prendront de plus en plus souvent le relais du chauffeur sur l’autoroute, où il y a peu de paramètres à gérer et où les ordinateurs se montrent très performants. Que ceux qui détestent faire des créneaux se réjouissent : il est également probable que l’on ne s’occupe plus de garer soi-même sa voiture dans un futur proche.

«On voit déjà apparaître des services de voituriers à la demande. Bosch travaille par exemple sur des dispositifs de ce genre avec Mercedes à Stuttgart et aux États-Unis. On peut très facilement imaginer la généralisation de ce type de services dans les aéroports, prenant le relais des retardataires qui ne veulent pas s’embêter à garer eux-mêmes leur véhicule», note Laurent Meilhaud. La conduite autonome fait ainsi également apparaître de nouveaux modèles d’affaires. Demain, les robotaxis pourront aussi être employés pour la livraison de repas ou celle de colis au dernier kilomètre : des synergies que s’efforce déjà de développer UberEats, qui a signé un partenariat de dix ans avec la jeune pousse Nuro et mis en place des projets pilotes en Californie et au Texas.

Des constructeurs idéalement positionnés

Si l’écosystème des robotaxis se professionnalise, c’est aussi parce que les constructeurs automobiles traditionnels ont mis la main à la pâte. En effet, si les géants technologiques de la Silicon Valley et les nouveaux entrants comme Tesla ont leur rôle à jouer, les contrecoups du sort qu’a connu par le passé le marché des véhicules autonomes illustrent les limites du solutionnisme technologique. En témoigne le fiasco de l’Apple Car, maintes fois annoncée, mais jamais révélée: une automobile est un engin extrêmement complexe, et les entreprises ayant des décennies d’expérience dans ce domaine sont les mieux placées pour inventer le futur de la conduite autonome.

Ford, General Motors, Toyota, Renault, Stellantis, Volkswagen, BMW… autant de constructeurs qui contribuent d’ores et déjà à l’établissement de ce nouveau marché. «Les constructeurs ne cessent de renforcer leur expertise dans le logiciel. Tesla a montré la voie avec ses mises à jour logicielles effectuées à distance, et les constructeurs traditionnels font désormais de même, sauf que quand c’est un constructeur comme Volkswagen, Toyota ou General Motors qui s’y colle, on parle de dizaine de millions de voitures, l’impact est donc bien plus conséquent. En outre, ces constructeurs collaborent de plus en plus avec des partenaires issus de l’écosystème technologique : Qualcomm, Mobileye, Valeo… Tout cela va leur permettre de proposer des options de plus en plus poussées avec de nouveaux modèles économiques à la clef: l’option “conduite de niveau 3[1]” sera par exemple préinstallée sur les véhicules et on pourra la débloquer en payant un abonnement…» En voiture Simone?

 

Graphiques et sources

https://www.mckinsey.com/industries/automotive-and-assembly/our-insights/autonomous-drivings-future-convenient-and-connected

https://ark-invest.com/articles/analyst-research/autonomous-taxis-gdp-impact/

 

[1] On compte cinq niveaux de conduite autonomes, le niveau 5 correspondant à une conduite totalement autonome en toute circonstance.