Nous explorons l’impact de la géopolitique sur l’économie mondiale et examinons les implications pour les marchés.

Que signifie pour les marchés et les économies mondiales l’évolution vers une politique plusnationaliste lors des récentes élections parlementaires européennes? Cela accélère-t-il ou atténue-t-il les changements déjà observés depuis 2016, une année importante sur le plan géopolitique lorsque le Royaume-Uni a voté pour quitter l’Union européenne (UE) et que Donald Trump a remporté sa première élection aux États-Unis?

Ces événements, et d’autres qui ont suivi, tels que le Covid et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ont mis à l’épreuve l’ordre économique mondial. Philip Chandler, Gérant de fonds et Responsable de la gestion multi-actifs au Royaume-Uni, Jean Roche, Gérant de fonds, Equipe Pan-European Small & Mid Cap, Azad Zangana, économiste et stratège européen principal et Alex Starritt, chef du renseignement chez Minerva Research, discutent des répercussions de ces changements.

Risques économiques et de marché liés à la «politique fiscale fantaisiste»

Alex Starritt : «Depuis le début de l’ère Thatcher-Reagan jusqu’en 2016, l’idée de base du gouvernement était de ne pas se mêler de l’économie, de privatiser, de libéraliser, de faire du libre-échange. Depuis 2016, nous vivons dans un monde différent, et personne ne sait encore quel sera le résultat, quel sera le nouvel équilibre. Je pense que l’une des principales questions est de savoir si les nouveaux courants de mécontentement populaire s’intègrent dans le cadre existant, à la manière de la Première ministre italienne Giorgia Meloni, ou s’ils deviennent destructeurs.»

Azad Zangana

Azad Zangana : «Ces nouveaux courants politiques nationalistes pourraient certainement donner une orientation plus populiste aux plans budgétaires, ce qui signifie généralement plus de dépenses, des réductions d’impôts et une politique budgétaire plus souple. Cela devrait être plutôt positif pour les économies et les marchés boursiers, tant qu’ils ne perdent pas la confiance du marché obligataire et que ce dernier continue à se comporter raisonnablement bien. Tout se passe raisonnablement bien, même si la politique devient un peu désordonnée.»

Azad Zangana : «Lorsque de tels plans perdent la confiance du marché obligataire, c’est à ce moment-là que nous nous retrouvons dans une situation à la Liz Truss, et soudain, l’austérité revient en force, ce qui finit par être très négatif pour ces économies. L’équilibre est très difficile à trouver. L’Italie semble avoir trouvé le bon côté du marché obligataire.»

Philip Chandler : «Outre la volatilité à court terme, l’élément clé des élections et de la politique est de réfléchir à leurs implications potentielles à long terme. En fin de compte, les rendements des actifs dépendent de la démographie, de l’innovation technologique, des investissements, de l’intelligence artificielle (IA) et du changement climatique. Ce sont ces éléments qui ont un impact sur les rendements à long terme. On constate souvent que la plupart des élections n’ont pas un impact énorme sur les facteurs de rendement à long terme, mais elles peuvent créer une volatilité à court terme à laquelle nous devons être attentifs.»

«L’inadéquation des durées et les obstacles à une prise de décision judicieuse»

Jean Roche : «Certains PDG sont en poste depuis une décennie ou plus, et on peut les voir tenir leurs promesses au fil du temps et prendre une série de décisions judicieuses. Ce sont ces dirigeants d’entreprise qui, dans le passé, auraient pu dire «nos marges s’arrêtent à 5%», mais qui les voient passer à 7% en 10 ans. On peut croire ces PDG, contrairement aux promesses des gouvernements. On peut dire qu’ils ont des antécédents. Ils ont tenu leurs promesses. En fin de compte, ils n’ont pas ce décalage de durée dont souffrent les politiciens.»

Alex Starritt : «Malheureusement, l’une des choses qui, je pense, va certainement se produire, c’est que les efforts déployés au niveau européen en faveur d’une politique industrielle verte vont être réduits à néant. C’est la position du consensus, je pense, à ce stade.»

Philip Chandler : «Cela a une incidence considérable sur les rendements potentiels à long terme. Je veux dire par là que le travail que nous avons effectué, en examinant l’impact du changement climatique, la hausse des températures dans différents pays, et l’impact qu’il a sur la production et la productivité montre que si l’Europe n’est pas à la pointe de l’agenda climatique, qui le sera? Probablement la Chine, qui a fait beaucoup plus que ce que la plupart des gens pensent. Mais si l’on ralentit le mouvement de lutte contre le changement climatique, cela aura des conséquences sur les rendements à long terme et sur certaines entreprises. Il y aura des gagnants et des perdants d’une manière que nous n’avons pas connue au cours des 15 dernières années, où l’on a souvent observé une très forte corrélation au sein des secteurs.»

Jean Roche : «Oui, on peut se demander si les assureurs en tiennent compte. Les sociétés immobilières en tiennent-elles compte ? On constate déjà des réductions dans certains domaines, car le marché évalue déjà l’abandon des engagements écologiques. Pour le secteur de l’immobilier, il peut s’agir de choses comme les risques d’inondation. Pour les assureurs, cela pourrait signifier qu’ils devront payer beaucoup plus que par le passé pour certains événements liés au climat.»

Une nouvelle orientation pour les politiques vertes européennes?

Azad Zangana : «L’une des grandes erreurs que l’Europe a commises au cours de la dernière décennie a été de trop se concentrer sur la tarification du carbone et essentiellement sur le bâton pour punir les gens afin de les inciter à ne plus utiliser de combustibles fossiles et à se tourner davantage vers les énergies vertes. L’introduction de la Loi sur la réduction de l’inflation (IRA) aux États-Unis nous a appris que les subventions sont plus populaires que les taxes. Elles font exactement la même chose. Elles réduisent l’écart entre le coût des énergies renouvelables et celui des combustibles fossiles. Le mécanisme européen d’ajustement carbone aux frontières est une solution potentielle, en particulier si nous parvenons à un accord multilatéral. Il est encourageant de constater que le Royaume-Uni, le Canada et même les États-Unis envisagent également des systèmes similaires.»

Alex Starritt : «La justification politique serait d’utiliser le pouvoir de marché combiné des États-Unis et de l’UE pour changer les comportements dans d’autres parties du monde. En effet, si vous devez payer la taxe carbone aux frontières en tant que fabricant chinois, cela vous incitera peut-être à abandonner le charbon, par exemple. La véritable justification politique serait que cela protège «nos emplois», cela protège «nos entreprises». Je pense qu’il y a de bonnes chances que cela soit le cas. Mais je pense qu’il est également important de soutenir les nouvelles technologies et d’abandonner les anciennes.»

Nouvelles technologies, attentes et défense du Royaume-Uni

Jean Roche : «La défense a été l’un des secteurs les plus performants du Royaume-Uni, qui se démarque dans ce domainee. L’accord AUKUS entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni montre la puissance de la défense et de la technologie britanniques. Nous considérons la défense comme des entreprises technologiques peu coûteuses, et nous constatons que les technologies sont souvent à double usage, c’est-à-dire qu’elles sont utilisées à la fois à des fins commerciales et militaires.»

Jean Roche: «Le Royaume-Uni dispose d’une très bonne sélection d’entreprises de défense britanniques à moyenne capitalisation qui obtiennent des contrats assez importants. Bien que son histoire ait été un peu inégale en termes d’accroissement d’échelle, le Royaume-Uni a une très forte histoire en matière de STIM (science, technologie, ingénierie et mathématiques) – n’oublions pas que c’est le berceau d’Internet.»

Philip Chandler: «La question est de savoir quelle sera l’importance de tendances comme l’IA au fil du temps ? Nous sommes tous d’accord pour dire qu’elle aura un impact important, mais je pense que nous ne sommes pas tous d’accord sur le délai dans lequel cet impact se produira. Les entreprises commencent à peine à tirer parti de certaines des choses que nous avons vues en 2000 autour de l’informatique dématérialisée, par exemple. La possibilité de travailler à distance, de stocker des données à distance, et de ne pas avoir des personnes enchaînées à un PC à un bureau spécifique avec un serveur dans le bâtiment. Il a fallu 20 ans pour que cela se produise. Le rythme de la mise en œuvre technologique est beaucoup plus rapide aujourd’hui qu’il y a 200 ans avec la vapeur et l’électricité, et même qu’en l’an 2000, mais probablement pas aussi rapide que certains le pensent.»

Marchés négligés et bénéficiaires du nouvel ordre mondial

Jean Roche : « Si l’on considère l’opportunité de valorisation et la qualité des entreprises britanniques, on achèterait toute la journée si l’on ne savait pas qu’elles sont britanniques. Il existe des sociétés britanniques dont la rentabilité et les perspectives de croissance sont exactement les mêmes que celles de leurs homologues américaines, mais elles sont moins chères. Si les investisseurs du marché public ne veulent pas payer, quelqu’un va racheter ces sociétés à bas prix. Depuis le début de l’année, nous avons assisté à deux fois et demie le niveau normal d’acivité de fusion et d’acquisition au Royaume-Uni. Les primes d’achat sont de l’ordre de 40%. Il est donc peut-être temps que le Royaume-Uni soit considéré comme le marché de haute qualité qu’il est. Londres a repris à Paris sa couronne de plus grand marché d’actions européen, ce qui est peut-être un autre signe de l’amélioration des perspectives pour les actions britanniques. »

Alex Starritt : «Alors que le monde se fragmente de plus en plus sur le plan économique, quelques pays y gagnent incroyablement, et le Viêt Nam est l’un d’entre eux. Ils gagnent à être amis avec tout le monde. Le Vietnam entretient des relations très étroites avec les États-Unis, qui investissent dans la construction de puces électroniques dans ce pays. Il entretient des relations très étroites avec la Chine, qui y installe un grand nombre de ses usines pour exporter vers les États-Unis. Il entretient également des relations très anciennes avec la Russie, qui lui fournit une grande partie de sa technologie militaire et de sa technologie énergétique.»

Alex Starritt : «Le Vietnam est l’un de ces pays interconnectés. Le Mexique l’est évidemment aussi. Le Maroc est souvent négligé, mais il a conclu des accords de libre-échange avec les États-Unis et l’Union européenne, ce qui permet aux entreprises de ce pays de bénéficier de crédits au titre de l’IRA. Le Maroc exporte également plus de voitures vers l’UE que la Chine.»

Éviter les perdants lors du changement de régime économique

Azad Zangana: «Il est logique que certaines entreprises ne produisent plus tout en Chine, et transfèrent leur production en Inde, par exemple. Nous assistons à de nombreux changements dans les chaînes d’approvisionnement à tous les niveaux, ce qui signifie inévitablement qu’il y aura de très belles opportunités. Cela signifie également qu’il y aura aussi des perdants. Naturellement, cela se prête à une gestion plus active des fonds.»

Philip Chandler : «Nous avons connu cette merveilleuse période de 2010 à 2020, marquée par une faible inflation, au cours de laquelle les banques centrales ont pu venir à la rescousse et réduire les taux d’intérêt à chaque fois qu’un problème se posait. La corrélation négative entre les actions et les obligations qui en a résulté a permis de supprimer la volatilité.  La détérioration du compromis entre croissance et inflation résultant de la réinitialisation des 3D signifie que les banques centrales devraient être plus limitées à l’avenir. Les investisseurs ne pourront plus compter sur la diversification des actions et des obligations pour gérer la volatilité.»

«Il y aura également des divergences entre les entreprises. Il y aura des entreprises qui déplaceront leur production de la Chine vers d’autres pays, qui feront du très bon travail, et qui fonctionneront sans heurts. Il y aura aussi des entreprises qui s’effondreront. Si vous réfléchissez à la manière dont vous abordez la question de la démographie, si vous êtes une entreprise capable d’automatiser, vous pouvez faire face à une diminution de la main-d’œuvre.»

Pour une description des termes en gras, voir ci-dessous

Réinitialisation des 3D Schroders caractérise les changements majeurs qui se produisent dans l’économie et les marchés mondiaux par les «trois D» de la décarbonisation, de la démographie et de la démondialisation.

Austérité Lorsque les Politiques budgétaires sont principalement axées sur la réduction de la dette publique d’un pays, souvent par le biais d’une réduction des dépenses et d’une augmentation des impôts.

Tarification et taxes sur le carbone L’UE a pris l’initiative de mettre en place des mécanismes qui fixent un prix sur le carbone, ou des taxes sur le carbone, pour encourager la décarbonisation des systèmes d’énergie, de transport et de chauffage.

Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, ou MACF Législation obligeant les entreprises qui importent dans l’UE à acheter des «certificats MACF» pour payer la différence entre le prix du carbone prélevé dans le pays de production et le prix du carbone au sein de l’UE.

Corrélation : Le degré et la direction dans lesquels deux actifs évoluent l’un par rapport à l’autre, tels que mesurés par le «coefficient de corrélation», où -1 correspond à une corrélation négative parfaite et +1 à une corrélation positive parfaite.

Politique budgétaire Moyens par lesquels les décideurs gouvernementaux tentent de gérer les fluctuations à court terme de l’activité économique par le biais de décisions en matière de fiscalité et de dépenses.

Politique industrielle verte : Les décideurs politiques tentent de gérer la compétitivité à long terme de leurs secteurs de technologies vertes, soit par le biais de subventions et de crédits d’impôt, soit par la tarification/taxes sur le carbone.

Compromis entre croissance et inflation Le ralentissement de la croissance est la conséquence de la hausse des taux d’intérêt nécessaire pour ralentir l’activité économique et l’inflation et rétablir la «stabilité des prix» pour le bon fonctionnement des économies.

Loi sur la réduction de l’inflation et Crédits au titre de l’IRA Législation américaine offrant des subventions et des crédits d’impôt aux secteurs des technologies vertes. Cette approche est considérée comme une «carotte» pour encourager la décarbonisation, contrairement au « bâton » de la tarification/taxes sur le carbone historiquement préférée par l’UE.

Fusions et acquisitions (F&A) Transactions impliquant le regroupement de deux entreprises, particulièrement pertinentes sur les marchés publics britanniques à l’heure actuelle, compte tenu du nombre élevé d’offres «entrantes» émanant d’entreprises étrangèress.

Moyenne capitalisation Utilisée pour décrire les sociétés relativement plus petites du marché public qui en sont à un stade précoce de leur développement et qui offrent peut-être de meilleures perspectives de croissance que les sociétés plus matures à grande capitalisation.

Accroissement d’échelle Domaine des marchés de capitaux spécialisé dans «l’accroissement d’échelle» des entreprises privées en phase de démarrage qui peuvent nécessiter un certain nombre de tours de financement pour accélérer leur croissance. Les marchés de capitaux décrivent le système plus large qui canalise l’épargne, ou le capital, des prêteurs vers les emprunteurs, y compris les entreprises, les gouvernements et les particuliers.


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