Les grands noms du secteur misent gros sur ce modèle qui propose aux entreprises et particuliers de générer et contrôler leur propre énergie, sans prendre en charge eux-mêmes les lourds investissements requis.
Face à l’institutionnalisation des critères ESG, la plupart des entreprises se doivent aujourd’hui de réduire leur empreinte carbone, et donc, notamment, de verdir leur grille énergétique. En outre, contrairement à celui des énergies fossiles, le coût des renouvelables ne cesse de baisser depuis plusieurs années, ce qui en fait une alternative de plus en plus intéressante. Pour autant, l’acquisition d’infrastructures susceptibles de produire de l’énergie verte demande de réaliser des investissements importants, de gérer une complexité opérationnelle et un entretien sur le long terme que toutes les entreprises ne sont pas en mesure de fournir.
Le même dilemme se pose du côté du consommateur : produire (grâce à des panneaux solaires sur son toit, de petites éoliennes dans son jardin…) et stocker (via de grosses batteries) sa propre électricité renouvelable à son domicile apparaît comme une option attractive face à la hausse des coûts de l’énergie et à la popularité des voitures électriques, que beaucoup rechargent chez eux. Mais là encore, cela demande un investissement et un savoir-faire qui n’est pas à la portée de tous.
L’Energy as a service ou l’énergie clef en main
C’est dans ce contexte qu’émerge un nouveau paradigme: l’énergie en tant que service (Energy as a service ou EaaS en anglais). Pionnier dans ce domaine, l’Américain General Electric annonçait ainsi dès 2017 sa volonté de passer à un modèle «as a service». Comme son nom l’indique, celui-ci consiste à externaliser la gestion de l’énergie sous forme de service à destination des entreprises et des consommateurs individuels. Avec ce modèle, les infrastructures productrices d’énergie, mais aussi leur installation, leur entretien, ainsi que le logiciel pour les faire fonctionner et gérer la consommation, tout cela est assuré par un tiers, le plus souvent un fournisseur d’énergie. En plus d’offrir la paix de l’esprit à l’utilisateur, le modèle de l’EaaS lui permet de bénéficier d’avantages supplémentaires. En particulier, une modulation plus fine de la consommation permettant de concentrer celle-ci sur les plages horaires où l’énergie est bon marché, et ainsi de réaliser des économies.
«Avec un compteur intelligent, il est possible de mesurer le prix que l’on paie à l’instant T, mais pour savoir à l’avance quelle plage horaire offrira le prix le plus avantageux, on a besoin d’une partie tierce, le fournisseur d’énergie, qui dispose des capteurs et du logiciel nécessaire pour fournir cette information», note Adrian Gonzalez, Programme Officer for Innovation & End-use Sectors à l’Innovation and Technology Center de l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena).
Ce modèle permet ainsi aux entreprises d’externaliser une composante critique de leur modèle économique à des professionnels. «L’EaaS offre trois principaux avantages aux entreprises. D’abord, la transparence et le contrôle sur leurs coûts énergétiques et leur performance, non seulement aujourd’hui, mais aussi dans le futur. Ensuite, elle leur permet d’éviter d’avoir à déployer des structures complexes et peu familières, libérant du temps et du capital pour se focaliser sur leur cœur de métier. Enfin, elle leur offre la paix de l’esprit, puisque la performance sur le long terme est garantie par contrat et que leurs objectifs sont donc alignés avec les nôtres», résume Angela Chan, Microgrid Sales Engagement Leader pour l’Amérique du Nord chez Schneider Electric, qui possède deux divisions dédiées à l’EaaS, AlphaStruxure et GreenStruxure.
Ce qui permet l’essor de l’EaaS
L’EaaS s’inspire du modèle testé et approuvé par les géants du cloud que sont Google Cloud, Amazon Web Services et Microsoft Azure. Depuis une quinzaine d’années, ils mettent leurs infrastructures informatiques à la disposition d’entreprises tierces, qui peuvent ainsi louer de la puissance de calcul, mais aussi toutes sortes de services sous forme de couche logicielle également fournie par ces sociétés.
L’EaaS puise également son inspiration dans l’économie de l’abonnement («subscription economy»), qui connaît, elle aussi, une popularité croissante depuis quelques années. Elle consiste à substituer l’achat d’un produit à la location d’un service. Par exemple, plutôt que d’acheter une voiture électrique à un constructeur, un consommateur peut louer celle-ci contre un versement mensuel. Il souscrit alors à un service de mobilité, avec, en plus de la voiture, l’entretien inclus, la possibilité de remplacer la batterie et celle de changer de modèle pour un autre plus récent quand il arrive en bout de course. Il est ainsi possible de louer une voiture, mais aussi un ordinateur, un vélo, ou encore des vêtements.
L’essor de l’EaaS est dû à plusieurs phénomènes concomitants. La montée des énergies renouvelables (ENR), d’une part, qui permet aux entreprises de verdir leur mix énergétique, ainsi qu’à un nombre croissant de foyers de produire leur propre énergie, grâce à des panneaux solaires ou à de petites éoliennes installées dans leur jardin. Mais aussi à la multiplication des objets connectés, rendant possible la collecte de données plus fines sur la consommation et la modulation celle-ci.
«Les objets connectés comme le compteur intelligent permettent d’établir une connexion directe entre la dynamique des marchés et la façon dont les clients paient pour l’électricité. Actuellement, les deux sont totalement découplés : l’électricité facturée aux consommateurs et aux entreprises suit un tarif plat, tandis que les prix sur la grille changent toutes les heures, voire tous les quarts d’heures», note Adrian Gonzalez.
Enfin, la hausse des prix de l’énergie consécutive à la guerre en Ukraine et aux sanctions contre la Russie conduit également nombre d’entreprises et de ménages à chercher des alternatives plus économes, ce qui renforce la popularité de l’EaaS. Le marché mondial de l’EaaS, qui était estimé à 67 milliards de dollars en 2022, devrait ainsi dépasser les 140 milliards d’ici à 2030.
«L’investissement dans de la génération d’énergie locale et dans la décentralisation sont de plus en plus nécessaires pour atteindre la neutralité carbone et répondre aux besoins du nouveau paysage énergétique. Étant donné que le coût du capital va continuer de représenter un défi pour l’accélération des énergies renouvelables décentralisées, le modèle EaaS constitue un outil efficace pour l’adoption», estime Angela Chan.
Comment l’EaaS accompagne la décentralisation et la décarbonation de la grille énergétique
L’électrification de la grille énergétique est un puissant outil au service de la décarbonation. Rewiring America, un laboratoire d’idées pour électrifier l’économie américaine, estimait en 2020 que le remplacement des énergies fossiles par l’électricité permettrait de réduire les émissions du pays de 70 à 80 % d’ici à 2035. Cependant, l’électrification rapide de l’économie, en augmentant la demande d’électricité, risque de causer des pressions difficilement soutenables sur la grille énergétique, à mesure que davantage de personnes chargent leur voiture électrique chez elles et remplacent leur chaudière à gaz par des pompes à chaleur.
En permettant à plus d’entreprises et de particuliers de disposer de leur micro-grille, de générer et stocker de l’énergie, l’EaaS pourrait répondre à cette problématique, selon Adrian Gonzalez. «Si la grille énergétique demeure centralisée comme aujourd’hui, il faudra des investissements importants au cours des prochaines années pour répondre à la hausse de la demande en électricité. À l’inverse, une utilisation intelligente de l’EaaS permettrait, à travers le déploiement de batteries et de capacités à générer de l’énergie, de décentraliser la grille énergétique et d’alléger cette pression.»
Plusieurs expérimentations ont déjà été menées dans ce sens. Au sud de la Californie, au beau milieu du désert, l’entreprise immobilière américaine KB Home a ainsi ouvert, en novembre 2022, une résidence rassemblant 43 maisons. Fruit d’un partenariat entre l’entreprise Schneider Electric et l’Université de Californie, cette communauté est intégralement constituée d’habitations capables de générer de l’électricité grâce à des panneaux solaires et des pompes à chaleur. L’électricité est ensuite stockée sur une batterie et redistribuée par un centre de contrôle opéré par Schneider Electric, qui alimente l’intégralité des appareils de la maison. Grâce à des algorithmes, celui-ci détermine en permanence s’il vaut mieux puiser l’énergie directement dans les panneaux solaires, dans la batterie ou dans la grille énergétique.
D’autres expérimentations ciblent particulièrement les industriels, à l’instar du projet Enel X Peru, qui propose à plusieurs industriels du pays l’installation de batteries recourant à l’intelligence artificielle pour stocker l’énergie en période creuse et la réintroduire dans la grille aux heures de pointe.
C’est l’une des autres grandes promesses de l’EaaS: permettre à chacun de produire et revendre son surplus d’énergie pour accroître ses revenus. La société Sunmind, filière du groupe Vinci, propose par exemple la conception, le financement, la construction et la maintenance de centrales photovoltaïques sur le foncier non valorisé de ses clients. Ces derniers peuvent ensuite choisir entre consommer cette électricité et bénéficier d’une énergie décarbonée à bas coût, ou la réinjecter dans le réseau pour arrondir leurs bénéfices.
Filiale du groupe Shell, l’entreprise allemande Sonnen propose quant à elle un système d’EaaS offrant aux clients l’installation d’un dispositif de panneaux solaires et de batteries, ainsi que l’intégration à un réseau de producteurs et de consommateurs au sein duquel ils peuvent acheter et revendre leur électricité. L’Espagne compte également des initiatives allant dans ce sens.
Pour se développer davantage, ce type de dispositif doit toutefois permettre aux producteurs d’être mieux rémunérés, selon Adrian Gonzalez. «Les prix sur le marché du gros sont souvent deux fois supérieur à ce que reçoivent les producteurs individuels lorsqu’ils réinjectent leur électricité dans la grille. S’il est normal que l’usage de celle-ci entraîne des frais, cela semble quelque peu disproportionné.»