Guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, sanctions contre la Russie, multiplication des plans de souveraineté industrielle et désormais retour à la Maison-Blanche de Donald Trump, qui promet une guerre commerciale tous azimuts… La mondialisation s’est rarement aussi mal portée durant l’époque récente. Mais davantage qu’à un véritable recul de la mondialisation, c’est à une transformation de celle-ci que nous assistons.

L’écrasante victoire de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine a été accueillie par de nombreux commentateurs comme le dernier clou dans le cercueil de la mondialisation. Le candidat républicain voit dans le libre-échange une arnaque permettant au monde entier de tirer profit de son pays. Une situation qu’il entend notamment corriger par une multiplication des tarifs douaniers. 20% de droits de douane sur tous les produits importés, 60 % sur les produits chinois et même 100, voire 200% sur les voitures venues du Mexique…

Donald Trump voit dans les tarifs une solution miracle, capable à la fois de renflouer les caisses du trésor, de financer une baisse de l’impôt sur le revenu, ou encore de faire revenir les emplois industriels sur le sol américain. Son administration pourrait causer la pire guerre commerciale depuis les années 1930, selon l’hebdomadaire britannique The Economist.

Il est tentant de voir dans le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche l’estocade finale pour une mondialisation qui subit depuis plusieurs années des assauts répétés de toutes parts. À la chute brutale des échanges commerciaux durant le Covid s’est ajoutée une guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, démarrée par Donald Trump et poursuivie par Joe Biden, ainsi qu’une vague inédite de sanctions occidentales contre la Russie suite à son invasion de l’Ukraine. Face à une situation géopolitique chaotique, les puissances mettent en place les unes après les autres des stratégies de découplage, de friendshoring et de souveraineté industrielle, les États-Unis ayant ouvert la voie avec l’Inflation Reduction Act et le Chips Act. Même la très libre-échangiste Union européenne envisage désormais de taxer les véhicules électriques chinois, afin de protéger sa propre industrie automobile. Alors, la mondialisation est-elle morte et enterrée ?

La mondialisation se porte en réalité plutôt bien

Les chiffres permettent d’abord de relativiser l’idée selon laquelle la mondialisation courrait un grave danger. Si la rhétorique protectionniste a le vent en poupe, le volume du commerce international demeure plus élevé qu’il ne l’a jamais été. Il devrait, selon l’OCDE, encore progresser de 2,3% en 2024, puis de 3,3% en 2025, tracté par une baisse de l’inflation et une économie américaine en plein essor.

Une autre manière de mesurer les progrès de la mondialisation consiste à regarder les investissements directs à l’étranger. Or, ces derniers ont plus que doublé au premier trimestre 2024 par rapport au dernier trimestre de l’année précédente. Et s’ils ont accusé une baisse au deuxième trimestre, la tendance sur les dernières années demeure à la hausse. «Si l’on aborde la mondialisation au niveau financier, force est de constater qu’aucune politique n’est venue limiter les flux de capitaux», affirme Geert Bekaert, économiste à la Columbia Business School.

La Chine, en particulier, est plus imbriquée dans l’économie mondiale qu’elle ne l’a jamais été, malgré la guerre commerciale qui l’oppose aux États-Unis. L’Empire du Milieu est ainsi le deuxième pays au monde qui attire le plus d’investissement de l’étranger, derrière les États-Unis. Et malgré les stratégies de découplage opérées entre les deux pays, dans quelques secteurs stratégiques comme les semi-conducteurs ou l’électronique haut de gamme, les échanges commerciaux entre eux n’ont jamais été aussi élevés. Les entreprises occidentales comme Apple, qui s’efforcent de relocaliser une partie de la production en dehors de la Chine, trouvent la tâche beaucoup plus difficile que prévu.

2024.11.19.Chine

La facture salée du découplage

Il est bien sûr possible que les choses se dégradent dans les années à venir suite à une guerre commerciale tous azimuts lancée par Donald Trump, une invasion de Taïwan par la Chine provoquant une volée de sanctions occidentales contre cette dernière, un enlisement de la guerre en Ukraine achevant de creuser un fossé durable entre la Russie et l’Occident, ou tout autre bouleversement géopolitique susceptible de perturber les échanges commerciaux internationaux. Reste qu’à long terme, la dynamique est favorable à la mondialisation, bien plus qu’à la démondialisation.

Une première raison réside dans le coût qu’impliquerait un abandon massif de la mondialisation au profit d’un recentrage économique des pays, voire des blocs sur eux-mêmes. «Le coût économique d’un tel processus serait trop élevé pour les États-Unis, leurs alliés et le monde », affirme Victor Cui, un professeur de l’Université de Waterloo, au Canada, co-auteur de plusieurs études sur l’avenir de la mondialisation. « Tout recul de la mondialisation fait du mal aux consommateurs, ce dont nous faisons tous l’amère expérience. La mondialisation n’est donc pas terminée.»

De nombreuses études montrent en effet que la hausse des tarifs douaniers entraîne en définitive une augmentation des coûts payés par le consommateur. Or, l’un des enseignements de l’élection américaine est précisément que les électeurs jugent très sévèrement les gouvernements au pouvoir durant des périodes inflationnistes. Les inquiétudes au sujet de l’économie et de l’inflation ont constitué en effet la motivation principale des Américains ayant voté pour Donald Trump.

Un abandon de la mondialisation pourrait en outre provoquer des perturbations bien plus sérieuses encore, comme des pénuries alimentaires susceptibles de générer des famines. Le conflit entre l’Ukraine (un grand exportateur de céréales) et la Russie a déjà fait craindre de telles conséquences dans de nombreux pays du Sud global. Cet épisode pourrait n’être qu’un avant-goût de ce qui nous attend en cas de découplage accéléré.

Un dragon pas si menaçant

L’un des facteurs qui ont le plus nui à la mondialisation au cours des dernières années a été la montée en puissance de la Chine, et la crainte des États-Unis de voir cette dernière les dépasser au rang de première puissance mondiale et imposer son hégémonie sur la planète. C’est du moins la thèse que défend Victor Cui.

«L’avance technologique de la Chine et les délocalisations de l’industrie américaine vers l’Empire du Milieu ont été deux facteurs clefs qui ont nourri des sentiments anti-mondialisation aux États-Unis. Or, les tensions géopolitiques entre les États-Unis et la Chine sont la cause principale d’un changement de paradigme dans la mondialisation. La coopération multilatérale et la rationalité économique sont de plus en plus remises en cause au profit d’une approche réaliste voyant la compétition comme un jeu à somme nulle et priorisant la sécurité nationale.»

Pourtant, et même si les tensions entre les deux puissances semblent aujourd’hui au plus haut, celles-ci pourraient s’apaiser à mesure que les États-Unis réalisent que la Chine ne constitue pas une menace existentielle pour eux.

Confrontée à une crise démographique qui entraîne elle-même un ralentissement de son économie, la Chine pourrait ne jamais ravir aux États-Unis leur titre de première puissance économique mondiale. La crise démographique, couplée à une immigration très faible, signifie que la Chine aura du mal à recruter suffisamment de jeunes travailleurs pour maintenir le dynamisme de son industrie technologique. La crise économique va quant à elle limiter la capacité de Pékin à injecter des sommes importantes dans de grands plans d’investissement visant à développer certaines technologies. Or, ces derniers ont constitué la recette de son succès dans des domaines comme l’intelligence artificielle, la 5G ou encore les voitures électriques.

«Nous nous attendons à ce que la menace constituée par la Chine disparaisse progressivement », affirme Victor Cui. « Une fois que la peur liée à la montée en puissance de la Chine aura décru aux États-Unis, nous estimons que le découplage devrait se ralentir et même se dissiper.»

La mondialisation ne recule pas, elle change simplement de forme

Enfin, le retour de politiques souveraines n’est pas forcément contradictoire avec la mondialisation, aussi paradoxale que puisse sembler cette affirmation. C’est l’argument qu’émet le politologue américain Ian Bremmer dans un récent essai. «Oui, les secteurs en lien avec la sécurité nationale sont de plus en plus fragmentés et polarisés. Mais plutôt que de marquer la fin de la mondialisation, cette fragmentation prépare une mondialisation d’un type nouveau», écrit-il.

Le politologue prend ensuite plusieurs exemples. Celui des États-Unis, qui dominent le secteur de l’intelligence artificielle (IA), avec des géants comme Microsoft et Nvidia, et grâce à leurs atouts : culture entrepreneuriale, bon réseau d’investisseurs en capital-risque, meilleures universités du monde. Ou encore de la Chine, qui s’impose dans les énergies renouvelables, avec notamment Tongwei (panneaux solaires) ou encore NIO (voitures électriques), également grâce à des forces qui lui sont propres : investissements gouvernementaux massifs, stratégie de long terme, puissantes chaînes de valeur intégrées. Pour Ian Bremmer, cette dualité «créé un bouclier naturel contre le découplage, car les autres pays ne veulent pas prendre parti.»

En effet, même si les États-Unis adoptent par exemple des tarifs douaniers pour limiter les importations de panneaux solaires chinois, le reste du monde continuera de les acheter, ne pouvant faire une croix sur la meilleure technologie disponible dans ce domaine. De même, la Chine peut bien couper à ses propres citoyens l’accès à ChatGPT, les autres pays du monde refuseront de se priver du meilleur chatbot disponible autour de l’IA générative. On pourrait ajouter que l’Europe possède ses propres secteurs d’excellence, comme les infrastructures de transport (Siemens, Alstom, Airbus) ou de l’énergie (Air Liquide), fruit d’un État stratège, d’une longue tradition d’ingénieurs et de coopérations interétatiques, qui continueront de séduire d’autres pays même en cas de rupture avec la Russie ou la Chine.

«Si le découplage technologique entre les États-Unis et la Chine a disrupté la libre circulation de la technologie, il pourrait également stimuler différents paradigmes d’innovation et le développement de nouveaux modèles d’affaires dans chaque bloc concurrent», ajoute pour sa part Victor Cui.

Enfin, l’autosuffisance absolue étant une chimère, les politiques de souveraineté ne mènent pas véritablement à une démondialisation, selon Scott Lincicome, chercheur au Cato Institute, un laboratoire d’idées libéral. «La pandémie et la Russie ont certainement conduit les multinationales à repenser leurs chaînes de valeur. Mais cette tendance a entraîné une remondialisation plutôt qu’une démondialisation. Les entreprises américaines, par exemple, ont rapatrié certaines de leurs opérations chinoises dans d’autres pays d’Asie du Sud-Est ou au Mexique, davantage qu’aux États-Unis.» Gardons-nous donc d’enterrer trop vite la mondialisation: elle a encore largement de quoi nous surprendre.