Considérée comme quelque peu risquée et illiquide, la dette des marchés émergents reste une classe d’actifs sous-investie. Les fondamentaux nous semblent toutefois en faveur des marchés émergents, en présentant des valorisations attrayantes (rendements élevés) et de solides données techniques.

Par Sergey Goncharov, Head of Fixed Income Boutique Americas et Adrian Bender, Client Portfolio Manager

 

Sergey Goncharov

Considérée comme quelque peu risquée et illiquide, la dette des marchés émergents reste une classe d’actifs sous-investie. Les fondamentaux nous semblent toutefois en faveur des marchés émergents, en présentant des valorisations attrayantes (rendements élevés) et de solides données techniques. L’enquête que nous avons menée en 2023 menée auprès des investisseurs obligataires met clairement en évidence, à cet égard, l’intérêt accru que manifeste les investisseurs au sujet du secteur des marchés émergents dans toutes les régions. Il en ressort ainsi que, au cours des 24 prochains mois, les investisseurs obligataires prévoient, dans tous les domaines – des obligations d’entreprise aux titres souverains – de privilégier les marchés émergents face aux marchés développés.

Mais nous avons également observé que si les investisseurs obligataires accordent une certaine importance aux critères ESG, cette priorité est toutefois moins marquée chez ceux dont les investissements sont principalement axés sur les marchés émergents. Notre compartiment Sustainable Emerging Market Debt (SEMD) ayant célébré son troisième anniversaire, le moment nous semble propice pour souligner l’opportunité que le recours aux critères ESG peut offrir à ceux qui certes s’intéressent au secteur de la dette des marchés émergents, mais qui l’évitent néanmoins du fait des risques politiques et autres que cette dette peut présenter.

Adrian Bender

Ils nous semblent en effet que les investisseurs ne réalisent pas à quel point l’application des critères ESG peut être pertinente pour les investissements réalisés dans les pays émergents. Il est vrai que la plupart des observateurs associent essentiellement les critères ESG aux entreprises de qualité supérieure des pays développés, car ces critères peuvent sembler, à première vue, être le résultat de réglementations plus strictes dans les grandes économies industrialisées. Pourtant, les critères ESG peuvent également être utilisé de manière stratégique dans l’espace que constituent les marchés émergents. Comme l’a récemment montré la tenue de la COP 28 organisée à Dubaï, les efforts et les ressources financières considérables que consacrent les pays du Golfe à la promotion de l’«économie verte» en constituent une bonne illustration.

Mais les critères ESG peuvent également constituer un outil efficace pour améliorer les rendements ajustés au risque en limitant la volatilité. Les investisseurs opérant sur les marchés émergents sont souvent préoccupés par le fait que les risques se révèlent plus importants que dans l’espace des marchés émergents. Il est donc important que la promotion des caractéristiques liées aux critères ESG soit mise en parallèle avec l’objectif purement pragmatique d’amélioration de la performance financière.

Notre approche ESG

L’une des discussions typiques portant l’investissement ESG s’intéresse tout particulièrement au «E» de l’acronyme, c’est-à-dire à la composante environnementale des critères ESG. S’il va bien entendu de soi que nous souscrivons pleinement à cette approche et que nous utilisons les facteurs correspondants dans notre prise de décision, nous sommes également fermement convaincus que, dans le monde des marchés émergents, les autres parties de l’acronyme constituent un aspect tout aussi essentiel de notre stratégie. Le «G», qui désigne la composante ayant trait à la gouvernance, constitue ainsi la pierre angulaire de notre compartiment SEMD, notamment pour ce qui concerne les investissements réalisés dans des titres souverains.

L’univers d’investissement du portefeuille SEMD se compose principalement de titres souverains émergents, de titres quasi-souverains de pays émergents et de titres supranationaux, et il offre la possibilité de se diversifier dans des titres d’entreprises émergentes. Compte tenu des différentes fonctions d’utilité que peut, par exemple, présenter un titre souverain par rapport à un titre d’entreprise, il est difficile, en matière de critères ESG, d’appliquer une approche «unique», de même qu’il est impossible d’appliquer une approche identique à l’analyse fondamentale du crédit de ces différents types d’émetteurs.

Nous avons pour cela forgé la notion de la «cascade», dans le cadre de laquelle plusieurs couches sont disposées en cascade, afin d’analyser les types d’émetteurs selon la fonction d’utilité qu’ils présentent lorsqu’ils sont considérés sous l’angle des critères ESG. Cette approche dite «en cascade» part du sommet, via la notation et le classement des titres souverains dans le cadre d’une étape intermédiaire tout en privilégiant et en rétrogradant certains secteurs d’entreprises, jusqu’à la «base» (c.-à-d. la compréhension de la manière dont nous traitons les entreprises émettrices individuelles). Nous notons donc les titres souverains en fonction de l’efficacité avec laquelle ils utilisent leurs ressources limitées, mais nous appliquons également une exclusion binaire pour les pays non démocratiques. Pour qui concerne les secteurs d’activité, nous privilégions ceux qui sont explicitement axés sur la durabilité, tout en excluant les secteurs ne correspondent pas à la compréhension commune de ce en quoi consiste la promotion des critères ESG (jeux d’argent, armes et charbon, p. ex.). Enfin, pour les entreprises individuelles, nous privilégions explicitement celles dont la gestion des risques ESG est la meilleure de leur catégorie et nous excluons d’emblée celles qui sont les moins performantes.

Nous allouons ainsi davantage de fonds aux énergies renouvelables et aux institutions supranationales dont le mandat est de promouvoir des projets ayant une dimension sociale ou portant sur des infrastructures, et ce, souvent dans les pays pauvres n’ayant pas les moyens de réaliser eux-mêmes ces projets, ou qui les réaliseraient probablement de manière beaucoup moins efficace sous la houlette de l’État. Nous estimons que ces investissements contribuent à nourrir le progrès à l’échelle mondiale tout en offrant une compensation financière décente aux investisseurs obligataires.

Parmi les principaux sujets qui nous préoccupent, il nous semble que les émetteurs (souverains et privés) qui progressent sur le front de l’ESG méritent tout particulièrement d’entrer en ligne de compte dans les considérations des investisseurs soucieux de développement durable. Dans le cas particulier des marchés émergents, où les normes sont naturellement moins strictes, la direction à prendre nous paraît plus importante que le point de départ. Le risque est, sinon, de ne s’intéresser qu’aux choses qui fonctionnent déjà bien et de priver ainsi les acteurs économiques de toute incitation à se pencher sur ces questions.

Le «double dividende»

Les résultats que nous avons enregistrés indiquent que l’application des critères ESG ne s’est pas traduite par un sacrifice des rendements au profit d’un portefeuille plus éthique. La comparaison des rendements ajustés au risque du fonds Vontobel Fund Sustainable Emerging Markets Bond avec les fonds de la catégorie Morningstar regroupant des fonds souverains en devises fortes des marchés émergents (catégorie qui compte plus de 100 milliards USD d’actifs sous gestion), montre à cet égard que, depuis le lancement de cette stratégie il y a un peu plus de trois ans, le ratio d’information est solidement ancré dans le premier quartile.

2024.012.01.Information ratio

Voyons en pratique la manière dont fonctionne l’application des critères ESG dans le cadre de cette stratégie et comment ceci peut constituer une aide ou, parfois, au contraire, représenter une gêne. De manière formelle, le Salvador, par exemple, qui est une démocratie est éligible à la stratégie, même si, sur le plan pratique, son président Nayib Bukele a plusieurs fois modifié la façon dont le pays est gouverné. Ainsi, au début de l’année 2021, après sa victoire retentissante aux élections législatives, il a commencé par renoncer à la promesse qu’il avait faite aux investisseurs de poursuivre le programme du FMI, il a procédé au remplacement d’un certain nombre de juges de la Cour constitutionnelle et s’est également lancé dans l’introduction controversée du bitcoin en tant que monnaie légale. Nous avons liquidé la totalité de cette position en juin 2021 (à ce qui semblait constituer le pic des prix, soit environ 105 cents par dollar pour ELSALV 52). Or, en moins d’un an, les obligations souveraines de cet État sont tombées à 30 cents. L’abandon de cette position décidée du fait de la détérioration du paysage démocratique s’est donc avéré être un contributeur positif notable à la performance relative en 2021. S’il est vrai que les obligations ont fortement rebondi depuis le second semestre 2022 et jusqu’en 2023, elles ont toutefois également fait partie des titres les plus volatils sur les marchés émergents.

Dans le domaine des titres quasi-souverains, nous avons investi dans Air Baltic, une compagnie aérienne détenue par l’État letton. Air Baltic jouit d’une position assez élevée sur l’échelle ESG de ce secteur a priori controversé. Les efforts déployés en matière de développement durable ont d’ailleurs permis à cette compagnie d’occuper des classements élevés dans de nombreux indices1 européens et locaux. La compagnie a survécu à la double menace de la pandémie de Covid-19 et, par la suite, à la volatilité induite par la guerre en Ukraine. La guerre l’a particulièrement affectée, car elle avait en grande partie bâti son modèle sur le trafic de passagers transitant par l’Asie et l’Europe, or ce modèle a été totalement bouleversé par la fermeture de l’espace aérien européen à la Russie et vice-versa. Air Baltic a néanmoins suivi un plan de privatisation supervisé par l’UE et rationalise constamment et avec succès ses opérations (y compris les éléments ESG de son modèle d’entreprise).

La question de l’investissement durable revêt une importance de plus en plus grande pour tous les types d’investisseurs. Le fait de négliger la place des marchés émergents dans ce débat nous semble constituer une erreur au vu de l’importance de ces marchés, tant en matière de contribution économique à la croissance mondiale, que sur le plan encore plus important des thématiques environnementales et des autres aspects que recouvrent les critères ESG. La récente tenue de la COP 28, où les marchés émergents – dont beaucoup seront les plus touchés par le changement climatique – ont pris la tête d’un certain nombre de discussions clés concernant la transition énergétique, en a fourni une excellente illustration. Le fait d’investir dans des obligations respectueuses des critères ESG n’est pas forcément contre-productif pour vos indicateurs de performance. De même, le fait d’éviter les émetteurs hostiles aux critères ESG peut également permettre de réduire la volatilité, qui est inacceptable pour certains investisseurs à revenu fixe, et qui deviendra sans doute encore plus inacceptable à mesure que progressent l’objectif du zéro émission nette et d’autres initiatives, telles que la toute récente COP 28.

1. European Sustainable Brand Index 2022; Corporate Sustainability and Responsibility in Latvia