Longtemps cantonnés aux rôles de sous-traitants, les marchés émergents imposent depuis quelques années leurs marques et leurs produits, aidés en cela par l’avènement de leurs classes moyennes. Pour les géants américains, l’heure de la concurrence directe a sonné.
Interview par Fabio Lopes de Sergey Davalchenko, gérant Emerging Markets Growth auprès de AB.
Quels sont les pays émergents qui occupent des places leaders dans le secteur de la technologie?
Trois pays émergents comptent parmi les leaders mondiaux du secteur. Ce sont la Chine, Taïwan et la Corée du Sud. La Chine abrite ces trois géants du Web que sont Alibaba, Tencent et Baidu. Leur capitalisation boursière cumulées frôle les mille milliards de dollars. Ces entreprises veulent faire jeu égal avec Google, Amazon et Facebook en matière d’expertise R&D, d’offre de produits et d’envergure opérationnelle. Selon certains critères – par exemple la valeur brute des marchandises échangées en ligne ou le nombre d’utilisateurs actifs chaque mois – Alibaba et Tencent font déjà figure de n°1 mondiaux.
Pour sa part, Taïwan est une importante plateforme technologique: le pays abrite un nombre record d’entreprises de la chaîne logistique du matériel informatique. Les entreprises taïwanaises TSMC et Largan sont leaders mondiaux dans leurs métiers respectifs, les semi-conducteurs et les lentilles pour les appareils photo de smartphones. Leur position dominante est fondée sur l’excellence de leur R&D et non sur leur capacité à produire à moindre coût. La Corée est elle aussi un acteur majeur de ce secteur: elle est la plus importante source d’approvisionnement au monde en composants de base pour ordinateurs, notamment en DRAM, les puces mémoires que l’on trouve dans tous les PC et smartphones, et en NAND, les systèmes de stockage qui tendent à supplanter les disques durs.
Les pays émergents et développés ont-ils la même approche de l’innovation technologique?
Les marchés émergents sont indéniablement à la traîne dans le domaine de l’adoption des nouvelles technologies. Les fabricants chinois de smartphones introduisent par exemple les nouvelles fonctionnalités un ou deux ans après Apple. Mais les choses changent. Les pays en développement et leurs entreprises se comportent de plus en plus fréquemment en pionniers de l’Internet, notamment dans le domaine de la vente et du paiement en ligne. Dans certains pays émergents dotés d’une infrastructure hors ligne peu développée et d’une population jeune, le degré de pénétration du commerce en ligne est déjà supérieur à celui que l’on observe dans les pays développés.
En Chine et en Corée, le revenu par tête est inférieur à celui des pays européens, mais le taux de pénétration du commerce en ligne a déjà dépassé les 17 % – contre 11 % aux États-Unis. Ce taux de pénétration est plus faible en Italie qu’en Inde, un pays dans lequel un quart seulement de la population dispose d’un accès à Internet. Dans le domaine des paiements en ligne, les portefeuilles numériques sont plus populaires que les cartes de crédit dans de nombreux pays asiatiques. Selon l’institut Nielsen, plus de 80 % des détenteurs chinois de smartphone ont déjà effectué des paiements au moyen de leur téléphone, contre approximativement 25 % aux États-Unis.
Ces dernières années, un certain nombre d’entreprises chinoises du secteur de la technologie ont cessé d’être de simples fournisseurs des géants américains pour construire leurs propres produits et devenir des leaders mondiaux. Que pouvez-vous nous dire de cette tendance?
Le nombre d’entreprises chinoises en passe de devenir des leaders mondiaux de la technologie est en augmentation. DJI est par exemple devenu le leader incontesté de l’univers des drones civils et règne en maître sur près de 70 % de ce marché. Depuis sa création en 2008, l’entreprise a élaboré ses propres caméras, systèmes de commande de vol et logiciels de montage vidéo. Avec une valorisation estimée à 14 milliards de dollars, DJI se classe désormais au cinquième rang des entreprises privées chinoises.
Le numéro un mondial de la vidéosurveillance est également une entreprise chinoise baptisée Hangzhou Hikvision. Sachant que la Chine affiche clairement sa volonté d’occuper une place prépondérante à l’échelle mondiale, on peut légitimement penser que cette tendance va se confirmer. En ouverture du 19e congrès du Parti communiste chinois qui s’est tenu il y a quelques semaines, Xi Jinping a souligné la nécessité d’investir dans les procédés avancés de fabrication et d’œuvrer à une meilleure intégration de l’économie réelle et des technologies les plus perfectionnées comme le big data et l’intelligence artificielle.
Le cadre réglementaire est-il lui aussi différent dans les marchés émergents?
Le cadre réglementaire varie considérablement d’un pays émergent à l’autre. En Inde ou en Russie, les entreprises technologiques d’envergure mondiale comme Google sont rentables. Mais les autorités russes ont imposé une limite à l’utilisation des outils de recherche de Google sur les smartphones équipés du système d’exploitation Android. Le moteur de recherche local Yandex a tiré profit de la situation. Google s’est heurté à de moindres obstacles réglementaires en Inde et n’a pas de concurrents sur ce marché. En Chine, la situation est toute autre. Devant l’obstination du gouvernement chinois à censurer certains types de contenus dans son moteur de recherche, Google a préféré jeter l’éponge.
Cet article a été publié initialement dans le magazine SPHERE (N°8 – janvier/mars 2018)