Après des années à répéter qu’il entend démocratiser la conduite électrique, le constructeur américain vient de réaliser un pas décisif en baissant drastiquement ses tarifs sur ses principaux marchés. Une stratégie qui met ses concurrents sous pression, et dessine en creux une évolution profonde dans l’ADN de la firme d’Elon Musk.
On ne le sait que trop bien, Elon Musk a le sens de la formule, et comme à son habitude, il n’a pas déçu lors de l’Investor day 2023 de Tesla, le 1er mars dernier. «Conduire un véhicule à essence sera bientôt l’équivalent de se déplacer à cheval», fanfaronnait-il sur scène, se félicitant que les véhicules électriques comptent désormais pour 10% du marché américain. Et si Musk admet qu’il reste du chemin pour les démocratiser, force est de constater qu’il a décidé de passer la seconde.
En janvier dernier, Tesla annonçait ainsi une série de baisses de prix importantes sur l’ensemble de ses modèles et sur ses principaux marchés: la Chine, d’abord, puis les États-Unis et l’Europe. Ces baisses vont de 10% environ en Europe à 20% en Chine et aux États-Unis où, cerise sur le gâteau, elles ramènent le prix de plusieurs modèles sous la barre des 55’000 dollars, seuil critique pour bénéficier des subventions à l’achat sur les véhicules électriques. Instaurées via l’Inflation Reduction Act, ces subventions permettent aux Américains de bénéficier depuis le 1er janvier d’un crédit d’impôt allant jusqu’à 7’500 dollars pour l’achat d’un véhicule électrique neuf.
Une manière d’anticiper la crise
Arrivée par surprise, cette chute notable des prix a considérablement rebattu la donne. Le Model Y se vend désormais pour environ 53’000 dollars, contre 66’000 auparavant. Quant au Model 3, il est passé sous la barre des 44’000 dollars. Autrement dit, une fois le crédit d’impôt appliqué, Tesla se rapproche pour la première fois avec son modèle entrée de gamme de «la voiture électrique à 35’000 dollars», promesse de longue date d’Elon Musk qui tardait jusqu’à présent à se matérialiser.
C’est évident, l’entrée en vigueur de ces subventions a compté dans le moment choisi par Tesla pour annoncer ses baisses. Mais selon Rolf Bulk, analyste technologique chez New Street Research, un cabinet d’intelligence de marché spécialisé dans les nouvelles technologies, l’annonce est également motivée par le retournement économique conjoncturel susceptible d’affecter la demande sur le marché automobile.
«Les constructeurs automobiles sont toujours fortement affectés par la dégradation de l’économie d’une part et la hausse des taux d’intérêt d’autre part, qui renchérissent le prix d’achat d’un véhicule. Alors qu’en moyenne, la demande baisse de 15% en période de crise, ces réductions de prix permettent à Tesla de s’assurer que la demande reste forte. Les investisseurs ne s’y sont pas trompés, et le cours de l’action, qui tendait à décliner, est reparti à la hausse depuis l’annonce.»
Lors d’un appel avec des investisseurs, Elon Musk a même affirmé que les commandes de Tesla ont quasiment doublé depuis. Et les recherches liées à Tesla sur Edmunds, un site américain qui permet aux consommateurs de s’informer avant d’acheter un véhicule, ont quant à elles plus que doublé.
Banaliser la voiture électrique
La baisse des tarifs constitue également un pas supplémentaire vers ce que Tesla affiche comme un objectif de longue date: commercialiser des véhicules à des prix accessibles au plus grand nombre. La future Tesla Model 2, sur laquelle l’entreprise planche et qui, selon les rumeurs, pourrait être vendue autour de 25’000 dollars, fait partie de cette stratégie. Lors de son Investor day, l’entreprise a affirmé qu’elle souhaitait réduire ses coûts de 50% sur ce véhicule par rapport à la Model 3.
Sur un marché automobile américain où les voitures de luxe ne représentent que 17% du total, Tesla s’ouvre de nouvelles possibilités de croissance, tout en conservant des marges confortables, comme le note Rolf Bul : «Sur chaque véhicule vendu, la marge de Tesla oscillait jusqu’à présent entre 25 et 30%. Avec ces baisses, elle devrait passer à 20%.» Mais, comme le note justement l’analyste, «à mesure que l’entreprise augmente la production de ses usines allemandes et texanes, sa marge devrait de nouveau s’accroître.»
Un séisme sur le marché
Tesla met ainsi la pression sur ses concurrents, qui ont le choix entre tenter de s’aligner et sacrifier leurs profits ou conserver leurs tarifs actuels et perdre en compétitivité, sachant que l’entreprise reste pour l’heure au-dessus de ses concurrents en matière de performances et d’autonomie. Ford a opté pour la première option, abaissant le coût de sa Ford Mach-E, concurrente de la Tesla Model Y, d’entre 900 et 5’900 dollars, en fonction des options choisies.
Pour Lou Shipley, senior lecturer à la Harvard Business School, davantage que contre les constructeurs traditionnels, la stratégie agressive de Tesla est dirigée contre de jeunes concurrents, comme Rivian et Lucid. «Ces nouveaux entrants sur le marché, qui proposent des produits de grande qualité à des tarifs élevés, sont en compétition directe avec Tesla, bien plus que les constructeurs historiques qui s’appuient davantage sur leur image de marque, la fidélité de leurs clients et leur réseau de concessionnaires que sur la qualité de leurs véhicules», note-t-il.
Tesla, une software company?
Seule ombre au tableau, la baisse des tarifs a créé une vague de mécontentements parmi les clients ayant acheté un véhicule peu avant l’annonce, et des manifestations de propriétaires furieux ont même eu lieu en Chine. Mais pour Rolf Bulk comme pour Lou Shipley, ces désagréments seront largement compensés par le flux de nouveaux clients ravis.
Au-delà d’une simple histoire tarifaire, cette stratégie osée consacre aussi un potentiel tournant majeur, selon Lou Shipley: Tesla est désormais autant un constructeur automobile qu’une software company. «Tesla illustre une loi classique en informatique : le prix d’un PC ou d’un smartphone finit invariablement par baisser avec le temps. Les premiers utilisateurs paient donc plus cher pour bénéficier du produit plus tôt.»
Et selon Shipley, c’est d’ailleurs l’avance considérable de Tesla sur la dimension logiciel de ses produits qui lui permet de dicter la loi du marché à la concurrence. «Leurs véhicules ont été conçus avec l’interface utilisateur en ligne de mire. À chaque mise à jour du logiciel, c’est comme si vous aviez une nouvelle voiture, or il y en a plusieurs par an. Ceci permet également à Tesla de récupérer et d’analyser en permanence des données sur l’usage de ses clients, et d’améliorer l’expérience de conduite à chaque mise à jour, par exemple en perfectionnant son dispositif de conduite autonome.» Et donc de conserver son avance technologique. En somme, plus que jamais, Tesla est une affaire qui roule.