Satisfaire la demande croissante devient un vrai défi dans un monde où le nucléaire s’impose comme un allié dans la course à la décarbonation, où l’IA est de plus en plus gourmande en énergie et où les grandes puissances rivalisent pour s’approvisionner dans un monde fragmenté.
Le nucléaire a de nouveau la cote, et, alors qu’un nombre croissant de pays cherchent à accroître leurs capacités de production, l’uranium s’arrache comme des petits pains. En 2023, son prix a atteint 50 dollars par livre, du jamais vu depuis 2011.
Début 2024, il avait encore doublé pour atteindre les cent dollars par livre. S’il est aujourd’hui retombé à 60 dollars, le cours de l’uranium demeure élevé et pourrait de nouveau augmenter dans un contexte où l’offre peine à répondre à une demande en hausse constante.
Pourquoi le nucléaire a le vent en poupe
L’ère où le nucléaire était aux yeux du monde une énergie dépassée et vouée à péricliter semble bel et bien révolue. Mus par la volonté d’accélérer la sortie des énergies fossiles, mais aussi d’améliorer leur autonomie et leur résilience énergétique, de nombreux pays se lancent dans la construction de centrales nucléaires. Aux États-Unis, deux nouveaux réacteurs sont entrés en activité sur la centrale de Vogtle, en Géorgie, en 2023 et 2024. Les centrales nucléaires de Palisades (Michigan) et Three Miles Island (Pennsylvanie), qui avaient cessé leurs opérations, doivent rouvrir respectivement en 2025 et 2028. Une dynamique inédite dans un pays où la grande majorité des centrales ont été construites dans les années 1970 et 1980.
La tendance n’est pas cantonnée aux États-Unis. 61 réacteurs sont actuellement en construction dans 13 pays différents, dont la Russie (qui compte six projets en cours), l’Inde (quatre) et la Turquie (quatre également). Mais le nouveau champion du nucléaire est incontestablement la Chine, avec 29 réacteurs actuellement en gestation : le pays investit depuis plusieurs années massivement dans l’atome et le renouvelable pour réduire sa dépendance aux énergies fossiles, en particulier au charbon.
Dans certains pays, les préoccupations écologiques se mêlent à des considérations stratégiques et de défense nationale. C’est le cas de la Pologne, qui n’avait jamais eu de programme nucléaire jusqu’à présent, affiche une forte dépendance aux énergies fossiles et souhaite s’assurer un approvisionnement énergétique autonome par crainte de la Russie. Au total, six AP1000, le réacteur de troisième génération de l’américain Westinghouse, seront construits dans ce pays qui tire actuellement 88% de son énergie du fossile, dont 40% du charbon.
Mais le retour du nucléaire est aussi le fait du secteur privé, en particulier des géants des nouvelles technologies qui cherchent des sources d’énergie non carbonées pour assouvir leur insatiable soif de ressource informatique afin de permettre l’essor de leurs algorithmes d’IA sans plomber leur empreinte carbone. Microsoft a ainsi signé un contrat avec la centrale de Three Mile Island. Le géant de l’informatique s’engage à acheter l’intégralité de l’énergie générée par la centrale durant les vingt premières années de son retour en activité, afin d’approvisionner ses centres de données. Google, Meta et Amazon ont également déployé des investissements dans le nucléaire pour les mêmes raisons.
Une recomposition du marché mondial favorable aux acteurs orientaux
Cette course au nucléaire entraîne un appétit croissant pour l’uranium, ce qui n’est pas sans poser des défis pour les pays occidentaux. En effet, les États-Unis et le Canada ont longtemps dominé la production mondiale d’uranium. Mais la production américaine a chuté après que le pays a mis le frein au nucléaire suite à plusieurs accidents, dont celui de Three Mile Island, en 1979. Le Canada, lui, est resté dominant jusqu’à la fin des années 2000. Mais suite à la catastrophe de Fukushima, qui a entraîné un recul du nucléaire dans plusieurs pays, le prix de l’uranium s’est effondré, et l’industrie canadienne, peinant à demeurer rentable dans un tel contexte, a commencé à péricliter. Premier producteur mondial d’uranium en 2008, le Canada ne satisfaisait plus que 15% de la demande mondiale en 2022.
Suite au retrait du Canada, un autre acteur a pris le relais: le Kazakhstan. En 2022, celui-ci produisait 43% de l’uranium miné dans le monde, avec Kazatomprom, une entreprise publique spécialisée dans le minage et la vente d’uranium, devenue leader mondial. La Russie est également devenue l’un des fournisseurs privilégiés des pays occidentaux: en 2023, 27% des importations américaines d’uranium enrichi provenaient par exemple de ce pays.
Mais plusieurs éléments rendent désormais cette situation intenable. Le premier est bien sûr la logique de confrontation croissante entre les blocs: en réponse aux sanctions occidentales déployées suite à l’invasion de l’Ukraine, la Russie a par exemple prévu de limiter ses exportations d’uranium vers les États-Unis à partir de 2027. Dans ce contexte, l’Inflation Reduction Act, une loi passée sous Joe Biden, a débloqué 700 millions de dollars pour enrichir de l’uranium aux États-Unis. Le Kazakhstan, qui faisait partie de l’URSS et demeure dans la sphère d’influence de Moscou, apparaît comme un fournisseur de moins en moins fiable, auquel il semble de plus en plus urgent de limiter sa dépendance.
«La grande majorité de la production kazakhe est aujourd’hui verrouillée dans des contrats passés à l’Est, avec des pays comme la Chine, la Russie ou l’Inde, ce qui génère une course en Occident pour mettre la main sur de nouvelles ressources. Les États-Unis, jadis leader mondial de la production d’uranium, n’assurent plus que 1% de leurs besoins domestiques…», note Ben Finegold, directeur de la recherche chez Ocean Wall, un consultant.
À cela s’ajoutent des difficultés auxquelles a récemment fait face Kazatomprom pour accroître sa production, en particulier un manque d’acide sulfurique. Une pénurie imputable à la demande croissante émanant de l’agriculture pour celui-ci, mais aussi à la disruption des chaînes de valeur et à l’incertitude géopolitique générée par la guerre en Ukraine.
Enfin, un dernier facteur est lié à l’appétit croissant de la Chine pour l’uranium, corollaire du coup d’accélérateur mis par l’Empire du Milieu sur le nucléaire. La Chine est déjà le plus gros acheteur d’uranium kazakh, et le pays a signé en décembre un accord avec Kazatomprom et Rosatom, l’entreprise publique du nucléaire russe, pour acquérir des parts dans certains gisements exploités par les deux sociétés.
Le réveil canadien
Conscients du risque de pénurie de combustible auquel ils font face, les acteurs occidentaux s’efforcent désormais de doper leur propre production. Aux États-Unis, plusieurs mines ont été ouvertes dans l’ouest du pays.
De l’autre côté de la frontière, le Canadien Cameco, le plus gros producteur d’uranium du pays, a de son côté triplé sa production l’an passé. L’ouverture de mines supplémentaires par Cameco, ainsi que par d’autres acteurs locaux, comme Denison Mines, Orano Canada, Paladin et NextGen Energy pourrait permettre de doubler la production canadienne d’ici 2035, selon la banque d’investissement RBC Capital Markets.
NextGen, qui développe actuellement la mine de Rook1, dans le nord de la Saskatchewan, affiche de particulièrement grandes ambitions: l’entreprise estime pouvoir dépasser la production kazakhe d’ici cinq ans. «Notre projet a la capacité de redonner au Canada son statut de premier producteur mondial d’uranium», estimait récemment son directeur-général, Leigh Curyer.
Selon Jonathan Wilkinson, le Ministre de l’Énergie et des ressources naturelles canadien, les investissements de son pays dans l’uranium sont désormais au plus haut depuis vingt ans, et les dépenses liées à l’exploration de nouveaux gisements ont «augmenté de 90% en 2022 pour atteindre 232 millions de dollars canadiens (environ 160 millions de dollars) et de 26% supplémentaires en 2023, pour atteindre 300 millions de dollars canadiens.»
Pour Ben Finegold, le marché possède cependant une certaine inertie naturelle, qui rend difficile une augmentation très rapide de la production, en particulier dans des pays avec un haut niveau de régulation. «Le minage d’uranium est une activité hautement régulée, du fait de sa classification comme matériel radioactif de classe 7. Dans le monde occidental, il faut souvent plus d’une décennie pour convertir des ressources minières en produits commercialisables.»