Souvent le sentiment varie. Et violemment. En ce qui me concerne, la dernière fois que j’ai écrit ici, nous étions en pleine confiance, nous attendions les chiffres du PCE qui ne devaient être qu’une formalité (et qui ont d’ailleurs ÉTÉ une formalité) et l’ensemble du marché ne cherchait qu’une chose : « la certitude que les taux baisseraient en juin ». Et nous l’avons obtenue. Vendredi soir alors que nous étions déjà en train de nous goinfrer de chocolat à 10'000$ la tonne ; près de 70% des EXPERTS pensaient que les taux baisseraient en juin et que l’inflation qui montait, c’était un détail de rien du tout qui allait revenir à la normale rapidement. Et puis le week-end s’est terminé.

L’Audio du 3 avril 2024

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L’inflation pas morte

Lundi, alors que tout était encore fermé en Europe, les Américains étaient déjà ouverts et avaient déjà digéré le PCE de vendredi. Le narratif était simple : « oui ça monte, mais c’est temporaire et ça va bien finir par rebaisser et ça n’empêchera pas la FED de baisser les taux en juin ». Même Powell l’avait confirmé en disant qu’il n’y avait aucune surprise et que tout était sous contrôle. Il s’est bien gardé de jurer sur la tête de Joe Biden qu’il baisserait les taux en juin, mais le marché l’avait tout de même compris comme ça. Et puis les premiers chiffres de la nouvelle semaine sont sortis : le PMI était plus fort que prévu et surtout de retour AU-DESSUS des 50 pour la première fois depuis l’automne 2022. Ce qui signifie que l’économie américaine a la niaque et que rien ni personne ne peut l’arrêter.

Ce fût donc le premier coup d’arrêt à la théorie du « oui mais tu sais l’inflation, elle va finir par baisser parce que la FED ils l’ont dit ». On a commencé à se rendre compte l’économie était peut-être un peu trop forte pour justifier un ralentissement de la hausse des prix et que, dans ces conditions, cela pourrait commencer à friser les envies suicidaires que de vouloir baisser le taux dans cet environnement. Mais on se disait que c’était pas si grave parce que c’était sûrement temporaire et que le reste des chiffres de la semaine allaient sûrement montrer que les choses se calmaient. On comptait tout particulièrement sur les chiffres des Non-Farm Payrolls qui sont agendés pour vendredi (ces mêmes chiffres qui sont complètement à côté de la plaque et qui sont corrigés le mois suivant et encore le mois d’après. En fait, se baser sur les NFP’s pour prendre des décisions d’investissement, c’est un peu comme utiliser une carte géographique qui date de 1823 pour s’orienter dans une ville inconnue aujourd’hui : ça ne sert à rien). Et pendant ce temps, le baril montait.

L’économie au top de son jeu

Mardi matin, quand nous sommes arrivés au bureau, eux les Européens et nous, les Suisses. On sentait bien qu’il y avait un truc qui avait changé. Jeudi soir on parlait records historiques et baisse des taux à venir en juin et tout d’un coup, là, hier matin on entendait : « mais ne sommes-nous pas trop haut ? N’avons-nous pas UN PEU TROP anticipé une baisse des taux qui ne vient pas ? Et si la FED nous avait menti. Bref, la tension et le doute étaient palpables et l’ambiance n’avait plus rien à voir avec celle d’avant Pâques. L’excès de chocolat sans doute, c’était d’ailleurs l’excuse facile à utiliser. Il suffisait peut-être d’attendre un peu et les choses allaient revenir à la normale. Mais en fait : NON…

En ce deuxième jour de trading de la semaine pour les Américains, ils attendaient encore les chiffres de l’ISM Manufacturier et PAF ! Rebelote ! Encore un chiffre trop fort qui démontrait que l’économie de Joe Biden était super-forte et que tout allait peut-être « un peu trop bien ». Du coup, c’est à cet instant très précis que le doute nous a assailli : COMMENT LA FED ALLAIT-ELLE POUVOIR JUSTIFIER LA BAISSE DES TAUX EN JUIN SI L’ÉCONOMIE EST AUSSI FORTE ? Comment est-ce que l’inflation allait pouvoir baisser dans ces conditions, alors que l’emploi était toujours aussi fort – comme les JOLTS venaient d’ailleurs de le confirmer en sortant AUSSI plus forts que les attentes ? Hein, comment ? Surtout que pendant ce temps : le pétrole cassait ses résistances, rentrait en mode accélération, motivé par les missiles israéliens qui venaient de détruire l’Ambassade d’Iran à Damas. Attaque immédiatement mise sur le dos des Américains d’ailleurs – ce qui a le don de créer des tensions, de faire monter le pétrole. Et qui dit pétrole qui monte, dit INFLATION qui n’est pas prête à baisser…

Douche froide (voire peut-être même glacée)

Hier soir après la clôture, le bilan n’était pas terrible. Nous étions là, assis sur un tabouret de bar en train de s’enfiler des bières pour essayer de comprendre ce qui se passait et le bilan était – il faut bien le dire – un peu mitigé. Nous venons de prendre conscience que l’économie est forte (trop forte peut-être), que l’emploi ne fait pas mine de se calmer la moindre – même avec les vagues de licenciements récentes. Situation sur l’emploi qui rend du coup plus compliqué pour la FED de baisser les taux en utilisant cet argument. Reste donc l’inflation qui doit, ou qui devrait rapidement montrer des signes de faiblesse pour que l’on puisse se rassurer en se disant que : « Meuh oui, les taux y vont baisser en juin !!! ».

Sauf que. Oui, sauf que l’on est en droit de se demander comment l’inflation pourrait se calmer avec un baril à plus de 85$, des employés qui ont du travail et qui dépensent sans compter – ce qui soutien encore l’inflation – et qu’en plus l’économie ressemble à Lance Armstrong dans le Mont-Ventoux quand il était chargé comme une mule avec tout ce que la pharmacie du bus avait de disponible en magasin… Du coup, la probabilité de voir le taux baisser en juin était en train de fondre comme neige au soleil. Et si l’on en croit certains médias, on est déjà en train de se convaincre que si ça ne baisse pas en juin, ça baissera en automne. Ça c’est presque certain. Et c’est là que l’on se dit que l’on est quand même vachement balaises. En janvier on pariait sur mars, mi-janvier on pariait sur fin avril début mai, depuis fin février on parie sur juin. Vendredi dernier on était PRESQUE certains que ça serait en juin et là, avril a à peine commencé, que l’on est déjà en train de se trouver des excuses pour se dire que ça ne serait peut-être pas juin, mais que ça n’est pas si grave… Et pendant ce temps, le baril s’envole…

Les experts à la rescousse

Vous l’aurez compris, avec cette prise de conscience que nous ne sommes pas forcément sur une mer d’huile et que le chemin qui mène à la baisse des taux ressemble plus au Paris-Dakar qu’à l’autoroute Genève-Lausanne quand les Genevois et les Vaudois sont TOUS en vacances à l’étranger, ça n’était pas facile de terminer la journée en hausse. Il n’y a donc pas eu de nouveau records d’altitude hier soir. Ni aux USA, ni en Europe. On va dire que la baisse généralisée se situait – en moyenne – autour de 1% et que la panique n’était pas encore parmi nous. En revanche, on se pose quand même pas mal de questions. Les rendements du 10 ans sont au plus haut depuis fin novembre et techniquement, si ça monte encore un peu, on va aller directement à 5%. Autrement dit : là où nous étions début novembre.

Et puis comme un malheur ne vient jamais seul – au-delà du fait que le pétrole n’arrête plus de monter – hier soir il y avait deux membres de la FED qui étaient de sortie : Mary Daly et Loretta Mester. Pour faire simple, les commentaires des deux collègues ont confirmé que trois baisses de taux étaient encore possible – mais qu’il fallait avoir « plus de signes de ralentissement »… Ce qui n’est pas tellement la mode en ce moment. Pendant que la FED communiquait sur un ton « moitié hawkish-moitié dovish », il y avait aussi des gourous qui sortaient du bois pour annoncer que nous étions dans une bulle et qu’on allait finir par se la prendre. Hier c’était Edwards de la SocGen et Steve Eisman, grand prêtre des Subprimes et héros de « The Big Short » qui tiraient la sonnette d’alarme, Eisman pense même que la FED ne devrait pas baisser les taux en 2024. Autant vous dire que même si la baisse de 1% ne laissait pas poindre la moindre angoisse (pour le moment), on avait quand même sérieusement l’impression d’être dans une phase où l’on commençait à se dire : « ET SI LA CORRECTION C’ÉTAIT MAINTENANT ??? »

En Asie on a d’autres préoccupation

Ce matin, l’ensemble des marchés asiatiques sont en baisse, mais on ne parle pas trop d’inflation ou de baisse de taux, puisque le sujet principal c’est le tremblement de terre qui a eu lieu cette nuit au large de Taïwan. Un tremblement de terre de 7.4 sur l’échelle de Richter qui a déclenché des alertes au tsunami dans toute la région. Certaines villes côtières japonaises ont été évacuées et pour le moment, il y a quelques immeubles qui se sont effondrés à Taïwan, mais les marchés ont la tête ailleurs. Du côté du baril, comme mentionné plus tôt, on a cassé des résistances et le WTI est actuellement à 85.17$, alors que les Iraniens sont en train de préparer les représailles – représailles qui ne devraient pas aider à calmer le baril. Pendant ce temps, l’or casse les 2’300$ et s’offre un nouveau record et le Bitcoin qui était censé casser les 75’000 et aller directement à 150’000, est en train de se replier sur les 65’000 pour emmagasiner un peu d’énergie pour l’explosion annoncée du mois d’avril.

Pour le reste des nouvelles, on parle principalement de Tesla. Pour faire simple, ils ont complètement foiré leurs chiffres pour les livraisons du premier trimestre. Les experts les plus inquiets s’attendaient à 410’000 voitures sorties d’usine et le chiffre était de 386’000 et des poussières. Autant dire : NETTEMENT EN-DESSOUS DES ATTENTES. L’action Tesla termine sa journée en baisse de 4.9% après avoir été bien plus bas. On ne va pas aller dans le détail, les excuses sont assez simples : c’est pas de leur faute, c’est à cause des Houthis dans la Mer Rouge ou alors c’est à cause de l’incendie de leur giga-factory en Allemagne. Mais en tous les cas, ça n’est pas parce qu’il y a moins de ventes et que plus personne ne veut de voitures électriques. Cependant, il y a tout de même des voix qui s’élèvent pour dire que Musk devrait commencer à savoir ce qu’il veut et qu’il serait pas mal qu’il commence à s’occuper pour de vrai de Tesla et cesser de courir 25 lièvres à la fois. Et dans ces voix qui s’élèvent, il y a même Dan Ives – analyste vedette et fan de Tesla depuis 10 ans – c’est dire si même les plus convaincus le sont de moins en moins…

Le reste

Chez Intel on a annoncé des pertes à venir dans leurs lignes de productions et que le retour à dans les chiffres noirs est attendu en 2027 – c’est-à-dire dans un autre siècle en termes de perception boursière. Intel était en baisse de 4% after close. Encore une « pas bonne nouvelle » pour le secteur tech qui se sent venir quelques faiblesses articulaires. L’ambiance n’est donc pas bonne et le pire reste peut-être à venir, puisqu’au vu des chiffres qui vont sortir cette semaine et des tensions au Moyen-Orient, on ne peut pas exclure un double-effet kiss-cool : l’emploi qui refuse de ralentir et l’inflation qui se renforce avec le pétrole qui monte. Manquerait plus que Powell nous sorte un « higher for longer » au niveau des taux ou que l’on nous laisse poindre une nouvelle hausse des taux d’ici l’été pour freiner l’inflation et il faudra espérer que nos parachutes sont bien pliés dans nos sacs à dos.

Aujourd’hui nous aurons le CPI et le taux de chômage en Europe. On se réjouit. Et puis ensuite, il y aura les chiffres de l’emploi ADP, l’OPEP qui se réunit ainsi que les chiffres du Global PMI et l’ISM Non-Manufacturier qui devraient sortir en hausse et nous montrer ENCORE UNE FOIS que l’économie, ben elle est trop balaise. Et puis, comme si ça ne suffisait pas, il y aura Bostic, Bowman, Barr et Powell qui devraient parler et nous mettre un peu d’ambiance. Au milieu de tout cela, je ne sais pas si l’on sera intéressé par les inventaires pétroliers, mais on peut rêver.

Pour le moment les futures tiennent le coup et ne sont en baisse « que » de 0.10%. En ce qui me concerne, je crois pouvoir dire qu’on aurait mieux fait de rester en week-end si c’est pour parler de ça dès le retour au bureau, mais faut faire avec. Passez donc une excellente journée et on se retrouve demain pour voir comment ça se passe ! Profitez du soleil. Ou pas. Et à demain !!!

Thomas Veillet
Investir.ch

“Time is your Friend, Impulse is your Enemy.” John Bogle