La marche vers le plein-emploi ou un quasi plein-emploi s’accélère dans la plupart des économies, alors que la croissance au premier semestre 2021 est révisée à la hausse, et que le monde sera de facto prochainement débarrassé des restrictions sanitaires liées à la Covid-19. Il s’agit là d’une évolution très importante puisqu’elle marque le point de départ économique à partir duquel l’épargne excédentaire accumulée depuis le début de la pandémie devrait être dépensée.
Les vues macroéconomiques de l’équipe de gestion de H2O AM
La situation est quasiment inédite
Nous arrivons à une situation de plein-emploi alors même que l’épargne accumulée au cours de la crise de la Covid-19 demeure, pour l’essentiel, inutilisée. Tout d’abord, les ordres de grandeur sont utiles à rappeler au niveau macroéconomique. Or, ils sont élevés, voire très élevés. Ce soutien budgétaire et monétaire massif inutilisé représente, selon certaines estimations, plus de 5% du PIB dans la plupart des pays. En appliquant un multiplicateur budgétaire prudent de 0,6, cela équivaut à une relance budgétaire supérieure à 8% du PIB dans le monde entier. Même en tenant compte de l’incertitude générale concernant à la fois le montant de cette demande contenue et la vitesse avec laquelle elle peut s’exprimer, cet important legs de la crise Covid-19 devrait continuer à déterminer la dynamique macroéconomique pendant les trimestres, voire les années à venir.
Ce phénomène inhabituel est la conséquence d’événements tout aussi inhabituels: l’effondrement cataclysmique du PIB mondial, dû aux confinements stricts du deuxième trimestre 2020, la réponse appropriée des politiques publiques globales, calibrée ex ante sur une trajectoire en forme de «L», ainsi que la rapidité de la reprise en forme de «V» ex post.
La gestion du risque ex ante par les autorités responsables de l’action publique aboutit toujours à un soutien quelque peu excessif ex post. Tel est l’effet résiduel normal d’une gestion optimale du risque par les politiques publiques.
La principale différence, cette fois, c’est l’ampleur de la récession mondiale au deuxième trimestre 2020, la rapidité du déploiement du «Quoi qu’il en coûte» par les banques centrales et les gouvernements, et la reprise totalement inattendue en forme de «V» qui s’est matérialisée en l’espace de quelques trimestres et non d’années. Aujourd’hui, cet effet résiduel des politiques publiques est si anormalement élevé qu’il est devenu le principal moteur macroéconomique.
Cet été, la reprise en forme de «V» tenait de la prévision éclairée. Aujourd’hui, nous connaissons le montant de l’épargne accumulée. Dans ces conditions, prévoir une forte croissance semble aller de soi. Or, la plupart des prévisions annoncent un ralentissement et ne tiennent quasiment pas compte de ce stock d’épargne. L’intégration insuffisante de ce facteur implique la construction d’hypothèses extrêmes sur le comportement bien établi, documenté et fiable des ménages. L’on voit mal ce qui pourrait engendrer une tendance à la prudence dans un monde à peine sorti d’un an et demi de restrictions et d’incertitudes liées à la Covid-19. S’il doit y avoir une évolution, c’est plutôt dans le sens inverse, c’est-à-dire une tendance au rattrapage et à la revanche sur la vie de la part des ménages qui disposent de liquidités et d’une épargne abondantes.
Quoi qu’il en soit, l’économie mondiale est exposée à un choc important et durable de la demande finale, induit par le secteur privé, dans une situation de quasi plein-emploi.
Il s’agit de l’expérience en dimension réelle dont toutes les grandes banques centrales ont rêvé au cours des dernières décennies, mais qu’elles pourraient regretter d’avoir à gérer si elle venait à se produire. Habituellement, vers la fin du cycle économique (c’est-à-dire une situation proche du plein-emploi), la demande privée est saturée depuis un certain temps, le taux d’épargne est bas et l’endettement privé, élevé, tandis que les effets du resserrement monétaire antérieur commencent pleinement à se faire sentir. Pour toutes ces raisons et au grand regret des banques centrales, l’inflation de fin de cycle n’a jamais été élevée ni d’une durée suffisante, et ce, depuis le milieu des années 1990 au moins. Aujourd’hui, alors que l’on s’approche du plein-emploi, les taux d’épargne sont élevés, l’endettement privé n’est pas excessif et les politiques monétaires n’ont jamais été aussi accommodantes, tout au moins à l’aune des taux directeurs réels.
Première conséquence d’un important choc de la demande : une croissance durablement plus forte
Ce choc étant mondial et relativement synchronisé, il devrait se traduire par une croissance globalement équilibrée. L’année 2020 fut celle des produits manufacturés spécifiques, dont la Chine était le principal producteur disponible tandis que l’année 2021 a été celle du redémarrage de la production dans le monde entier, à l’exception de la Chine, et du redressement du secteur des services. À partir de 2022, tous les secteurs devraient bénéficier de manière beaucoup moins contrastée d’un choc de la demande privée mondiale post-Covid. La croissance mondiale devrait également être mieux répartie entre les divers pays que depuis le début du siècle.
En effet, les années marquées par une croissance ayant pour locomotive la Chine sont probablement derrière nous en raison de son nouvel ordre du jour au plan national, désormais tourné vers les services, la sécurité sociale et la redistribution des revenus, mais aussi du fait de contraintes externes plus fortes que sur la période 2002-2016. L’ère de l’«Amérique d’abord» de Donald Trump, menaçant constamment et indistinctement le reste du monde, est aussi probablement finie sous une administration démocrate, montrant plus de prévenance à l’égard de ses très nombreux alliés naturels. L’économie mondiale se retrouve ainsi sur une trajectoire de forte croissance assez bien répartie entre les divers secteurs et régions, une situation inédite depuis la fin des années 1980.
La deuxième conséquence d’un choc de la demande important et durable, dans un monde déjà proche du plein-emploi, est l’inflation
De nouveau, la question essentielle est l’aptitude de la demande privée à persister, quel que soit l’état du marché du travail. Ces conditions exceptionnelles ont été générées par la crise Covid-19. Si d’un point de vue macroéconomique, écarter la probabilité de l’inflation serait manquer de professionnalisme, du point de vue de l’investisseur, une telle attitude serait irresponsable. Les prix des actifs ont tendance à réagir sans trop de soubresauts aux variables macroéconomiques, y compris à une inflation transitoire. Pour autant, nous n’avons pas connu d’inflation persistante depuis la fin des années 1980, soit trente années d’un régime de croissance sans inflation. Au cours de cette période, les banques centrales ont pu tout à loisir renflouer les marchés financiers et les États sans aucune contrainte liée à leur mandat en termes de plein-emploi et d’inflation. Tout au long de ces décennies, elles ont déversé d’abondantes liquidités à la moindre difficulté nouvelle jusqu’à la crise Covid-19, où elles ont, dans une décision historique, ouvert en grand les vannes monétaires, inondant le marché de liquidités, et assurant le financement de tout nouvel emprunt public au moyen de programmes d’assouplissement quantitatif démesurés.
Le maintien des rendements à des niveaux artificiellement bas, par le truchement de la politique monétaire, se justifie d’un point de vue économique pour subventionner l’activité et atteindre le plein-emploi le plus tôt possible.
Une fois le plein-emploi atteint, un tel argument n’a plus lieu d’être. Or, au cours des trente dernières années, les banques centrales se sont vu reprocher de ne pas avoir rempli leur contrat en matière de hausse des prix sur la durée du cycle économique. C’est la raison pour laquelle elles ont récemment relevé leur objectif d’inflation en vue de prolonger la période pendant laquelle elles peuvent subventionner l’économie. Le but est de créer une plus forte dynamique de croissance lorsque l’économie s’approche du plein-emploi en vue d’accroître cette inflation fugace de fin de cycle. Or c’est exactement ce qu’offre déjà le choc de demande durable post-Covid décrit supra, avec un risque significatif à la hausse. Le choc inflationniste potentiellement durable accélérerait en conséquence la réalisation des nouveaux objectifs. Le problème pour les investisseurs est que ce scénario pourrait engendrer un brusque revirement de la part des banques centrales ainsi que des anticipations du marché concernant la trajectoire des conditions monétaires. Des décennies de faible inflation ont profondément ancré les anticipations des investisseurs et des banques centrales, ce qui devrait amplifier l’impact d’un choc sur les conditions monétaires. Comme tout ce qui concerne la Covid-19, le potentiel de surprise est considérable.
Pour la première fois en trente ans, les banques centrales pourraient être confrontées à ce dilemme de ne pas être en mesure de renflouer autant que prévu les marchés et les États.
Alors qu’une inflation supérieure aux objectifs des banques centrales a été remisée dans les vieux grimoires, l’histoire nous enseigne que, pour peu que les conditions macroéconomiques soient réunies, une inflation élevée peut devenir une réalité. Une croissance durablement plus forte offre aujourd’hui nombre d’opportunités d’investissement alors que la reflation mondiale commence à peine. Pour autant, elle devrait en fin de compte entraîner un risque de hausse de l’inflation mondiale, susceptible de menacer, à un certain moment, la liquidité mondiale. Face à ce risque et à la volatilité potentielle qu’il implique, les investisseurs devraient opter pour une gestion active, et se détourner des stratégies défensives très largement suivies, en optant pour d’authentiques stratégies de reflation, et en tirant le meilleur parti de la faible volatilité actuellement des marchés de change et de taux.
Publié par H2O AM à Londres le 18 octobre 2021