Le travail est une notion centrale tant au niveau de l’organisation sociale que de l’économie. Sa conception est pourtant appelée à évoluer radicalement face à l’automatisation croissante et à la prolifération des «bullshit jobs» qui en découle.

Remarque : cet article était initialement prévu mardi mais a été déplacé au regard de l’actualité sur Evergrande. Le podcast est donc daté du mardi 21.

 

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Le «travail», une notion sociale

Tout le monde a entendu dire depuis l’enfance qu’il faut «un bon travail» pour réussir dans la vie. Après une période de formation, c’est l’entrée dans la vie active. Autrement dit, le monde du travail. D’ailleurs, l’une des premières questions que l’on pose pour mieux cerner un inconnu porte habituellement sur son occupation professionnelle. Le travail que fait chaque personne est un marqueur social fort et celui qui n’a pas de travail ou qui n’a pas un bon travail est souvent déconsidéré.

Le «travail» en économie

L’économie s’intéresse aussi de près à tout ce qui touche au travail, puisque c’est l’un des concepts de base de la théorie économique, au côté du capital.

Dans la sphère économique, de nombreux indicateurs relatifs à la notion de travail sont étudiés, suivis, prédits, tant par les acteurs gouvernementaux que par ceux de l’industrie et du monde de la finance. Il suffit de voir chaque mois le nombre de publications portant sur les chiffres de l’emploi, la productivité ou le salaire horaire. Chiffres souvent mal estimés par les prévisionnistes, ce qui donne parfois lieu à quelques soubresauts dans les marchés financiers et à des annonces de banquiers centraux pour apaiser les peurs des investisseurs. Chiffres qui sont également révisés pour les mois précédents, moments où l’on se rend compte qu’on était encore plus à côté de la plaque que ce qu’on pensait. Mais même lorsqu’on se doute que le chiffre est faux, on l’utilise pour définir des stratégies d’investissement. Réflexe pavlovien de macroéconomiste qui démontre à quel point les indicateurs relatifs au travail sont incontournables en économie et en finance.

Le travail implique aussi la rémunération, qui détermine la capacité à dépenser et à épargner d’un individu, y compris au travers du système de prévoyance. Bref, dès l’enfance et le choix des études, jusqu’au jour du décès après avoir profité de sa retraite, le travail est un concept absolument central dans nos vies.

Une évolution par étapes

Au départ était l’agriculture. Les livres d’histoire nous apprennent que durant des millénaires, l’humanité a travaillé la terre pour se nourrir. Ensuite les techniques agricoles ont évolué, ce qui a permis une augmentation de la population mondiale mais également une migration vers les villes afin de développer les activités artisanales, prémisses des activités industrielles. Là aussi, progrès techniques et gains de productivité aidant, une partie des travailleurs a migré de l’industrie vers les bureaux. L’essentiel des gains de productivité au cours de l’histoire ont été dus à la maitrise des énergies (animal, bois, charbon, pétrole) permettant de dépasser les limites de la force humaine au moyen de machines de plus en plus perfectionnées.

Cette évolution a donc amené de plus en plus de personnes dans le secteur tertiaire. Le secteur des services, qui repose sur des capacités plus intellectuelles que physiques, connait également d’énormes gains de productivité grâce à un type bien particulier de progrès technique: les ordinateurs.

Si on regarde l’évolution du travail au cours des siècles, on se dit que – à l’instar des précédentes révolutions industrielles – une partie importante de la force de travail devrait maintenant migrer du secteur tertiaire vers un nouveau secteur «quaternaire». Sauf qu’on n’est pas prêt: la 4e révolution industrielle nécessite des compétences encore trop rares dans la population active pour envisager une migration massive de main d’œuvre. Gros problème.

Embouteillage dans le tertiaire

Bullshit Jobs - David Graeber
Une lecture très recommandable

Comme l’a expliqué David Graeber, professeur d’université et anthropologue américain spécialisé dans les questions d’économie, et également auteur de plusieurs ouvrages dont l’excellent «Bullshit jobs», cet entassement de travailleurs dans le secteur tertiaire est problématique. Evidemment, l’auteur est un intellectuel et anarchiste de gauche, ce qui biaise quelque peu ses avis sur l’utilité sociale des banquiers ou des avocats d’affaires, mais cela mis à part, ses observations sur le monde du travail sont difficilement contestables, en plus d’être souvent hilarantes. Pour ma part, je ne regarde que l’utilité économique, l’utilité sociale étant essentiellement perçue en fonction du biais philosophique de chacun.

Comme le dit Graeber, puisque le concept de travail est au centre de tout, il faut que la société soit en mesure de fournir du travail à tout un chacun. Et chaque individu a cette obligation de mettre sa force productive en œuvre au sein du système économique. C’est ce qui amène un nombre élevé de travailleurs du tertiaire… à faire semblant de travailler, les fameux bullshit jobs ou boulots à la con, dont l’utilité économique est remise en question par le travailleur lui-même. Notons encore que – aux côtés des jobs à la con – Graeber considère également des boulots de merde (shit jobs), à savoir des emplois utiles mais déconsidérés (p.ex. ceux liés au nettoyage). Par contre, il ne se penche pas sur le cas des glandeurs professionnels, à savoir ceux qui ont un travail à faire mais développent des stratégies pour ne pas le faire. Cette typologie étant établie, j’imagine que personne n’aura de difficulté à placer des collègues ou relations dans les 3 cases ainsi définies.

J’avais déjà fait remarquer en commentant l’un ou l’autre post sur LinkedIn que le télétravail était un excellent révélateur de ces jobs à la con puisque lorsqu’on est chez soi, on a moins besoin de faire semblant de bosser qu’au bureau et qu’agiter régulièrement sa souris comme «preuve de vie» est largement suffisant.

J’ai reçu en retour des commentaires sceptiques. Normal, je vois mal qui se dénoncerait ainsi publiquement sur LinkedIn. Pourtant, des études indépendantes menées dans différents pays suite à la parution du premier article de David Graeber sur ce thème en 2013 ont indiqué qu’environ un tiers des employés du tertiaire estimaient avoir – au-moins en partie – un job à la con. Autrement dit, qu’ils avaient l’impression que ce qu’ils effectuaient comme tâche assis derrière leur bureau ne servait strictement à rien, sauf à donner l’illusion qu’ils travaillent.

Evidemment, d’aucuns vont s’insurger et dire que «pas chez nous». Pour certains, ce sera un problème circonscrit aux administrations publiques ou à telle entreprise de grande taille, le petit entrepreneur – moteur dynamique de l’économie – ne pouvant pas se permettre de rémunérer des employés inutiles. Libre à chacun d’en penser ce qu’il veut. Il est cependant probable qu’un certain nombre de personnes ont vécu, par exemple, cette situation où un premier intervenant fait mal son travail de manière systématique, au point qu’un deuxième intervenant plus qualifié soit nécessaire pour effectuer les corrections, voire refaire l’entièreté du travail. Ne garder que le deuxième employé serait donc économiquement rationnel. C’est d’ailleurs ce genre de rationalité qui amène certaines entreprises à implémenter des méthodologies de type Lean, alors que d’autres préfèreront garder les 2 employés, contre toute logique économique. Bref, les exemples sont nombreux où, de toute évidence, il y avait moyen d’effectuer le travail avec moins de ressources (temps ou main d’œuvre), voire parfois ne pas du tout effectuer la tâche puisque dès le début son inutilité était avérée (exemple au hasard: mettre à jour des PowerPoint que personne ne regarde).

Une évolution difficilement imaginable mais de plus en plus nécessaire

Le problème est que les progrès techniques et l’automatisation font qu’il y a de moins en moins besoin de travailleurs, mais en même temps, certains voudraient que le marché de l’emploi absorbe un nombre croissant de travailleurs… car oui, c’est exactement ce qu’implique de repousser l’âge de la retraite. C’est d’ailleurs impossible pour moi d’y voir une solution réaliste au problème du financement à long terme du système de pension.

Bien entendu, certains brandiront les dernières nouvelles du marché de l’emploi aux Etats-Unis indiquant que les entreprises n’arrivent pas à trouver une main d’œuvre suffisante. Vision très biaisée puisque, hors postes techniques de très haut niveau (p.ex. développeur spécialisé en IA), il s’agit essentiellement de jobs à faible valeur ajoutée tel employé de fast food, manutentionnaire ou employé de bureau non qualifié. D’ailleurs, mis à part cet ancien ministre afghan devenu livreur en Allemagne, je vois mal un ex-analyste financier de 55 ans enfourcher son vélo pour livrer des pizzas… en attendant qu’il soit remplacé par un robot autonome.

Et même si certains employés de bureau en quête de reconversion professionnelle décident de devenir consultants ou alors, pour redonner du sens à leur travail, se tournent vers la production de fromage bio, la gestion de chambres d’hôtes ou deviennent «coach bien-être», cela reste marginal. Les autres, surtout les plus âgés – de plus en plus nombreux – qui maitrisent moins bien les nouvelles technologies et qui coûtent plus cher en charges sociales, ne deviendront ni pilote de drone, ni développeur d’application mobile pour blockchain. Mais ils devront travailler jusqu’à un âge de retraite qui aura été repoussé de quelques années encore, alors que le plus probable sera qu’une partie d’entre eux seront simplement au chômage ou bénéficiaires d’une autre allocation permettant de camoufler quelque peu les véritables chiffres de l’emploi. On comprend vite que le système tourne à l’absurde, et de plus en plus vite.

Le mot de la fin, qui n’est qu’un début

Alors oui, il faudra imaginer de nouveaux indicateurs économiques relatifs au marché de l’emploi (productivité, chômage, salaire horaire, etc.), oui, il faudra adapter le cadre réglementaire (beaucoup plus de souplesse), et oui, il faudra surtout adapter les mentalités quant à la conception surannée que nous avons du travail et de la part qu’il devrait représenter dans la vie de chaque individu (il n’y aura plus assez de travail pour occuper l’entièreté de la population active 40 heures/semaine). Changement complet de paradigme!

Je ne sais pas comment nous allons aborder cette nécessaire transition, mais j’espère qu’on commencera à y réfléchir rapidement car, pour paraphraser les très philosophes Shadocks:

Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de solution qu’il n’y a pas de problème.

 


Mes opinions n’engagent que moi.