La monnaie avec date de validité est un concept qui a jusqu’à présent rencontré assez peu d’intérêt auprès des économistes, en partie du fait des difficultés de mise en œuvre. Mais l’arrivée des monnaies digitales pourrait tout changer.

 

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L’information n’est pas passée inaperçue: la Chine a lancé sa propre monnaie digitale officielle. Gérée par la banque centrale, elle ne s’appuie pas sur la technologie blockchain. Par contre, ce qui ne semble pas avoir retenu l’attention de beaucoup de monde est le fait qu’il est possible d’activer une date limite d’utilisation.

Certains l’ont bien remarqué mais ont pensé qu’il s’agissait tout simplement d’une contrainte mise en place pour la phase de test, afin que les personnes ayant reçu des e-yuan doivent les utiliser rapidement. Peut-être… n’empêche que la caractéristique est bel et bien présente et que ce pourrait être une véritable révolution en termes d’outils de politique économique à disposition des banques centrales.

Une idée vieille de plus de 100 ans

L’idée d’apposer une date d’échéance sur les billets de banque ne date pas d’hier. Le concept a été développé au début du XXe siècle par Silvio Gesell, un économiste allemand qui a connu la vie pittoresque d’autres penseurs de son époque. Véritable citoyen du monde, il a vécu en Allemagne, en Espagne, en Suisse et en Argentine (où la ville fondée par son fils porte encore son nom, Villa Gesell).

Silvio Gesell, théoricien de la monnaie à échéance Freigeld
Silvio Gesell, théoricien de la monnaie à échéance « Freigeld »

Il s’est rapidement intéressé à la théorie économique, mais n’est diplômé d’aucune université, a créé plusieurs revues d’économie et a écrit divers ouvrages sur le système monétaire et la propriété. Bien que se définissant comme non-marxiste, sa philosophie socialiste et libertarienne l’a amené à rejoindre l’éphémère République Soviétique de Bavière. Durant son seul mois d’existence, le pseudo-état avait déclaré la guerre à la Suisse suite au refus par la Confédération de lui prêter 60 locomotives. Cet épisode rocambolesque interdit par la suite à Gesell tout retour sur le territoire helvétique et lui a valu un séjour en prison en Allemagne. Bref, une vie palpitante.

Mais ce qui nous intéresse ici, c’est la théorie de la monnaie que Silvio Gesell a développée comme l’un des piliers de sa pensée économique baptisée «Freiwirtschaft» (économie libre). La monnaie qu’il théorise s’appelle donc fort logiquement «Freigeld» (monnaie libre). C’est après avoir connu la crise argentine de 1890 qu’il réalise qu’un des problèmes principaux est lié à la non-circulation de la monnaie. Bien avant Keynes, il théorise le concept de préférence pour la liquidité et imagine un moyen de contraindre les détenteurs de liquidités de ne pas les thésauriser mais de les faire circuler dans l’économie. Ce moyen revient à réduire automatiquement la valeur d’un billet de banque qui aurait été détenu trop longuement en y associant un «coût de réactivation» sous la forme d’un timbre à y apposer.

Le système est théoriquement valide et les idées de Gesell furent d’ailleurs adoubées par la suite par des économistes de renom tels que Keynes et Fisher, mais ne connurent jamais de succès en dehors d’une sphère d’initiés, du fait que Gesell ne faisait pas partie du sérail académique. Reste que Gesell avait bien compris une chose: pour que l’économie fonctionne, la monnaie doit circuler et si elle doit circuler, il faut empêcher les acteurs économiques de la stocker. Ce que nous observons depuis le premier QE qui a suivi la crise de 2008 lui donne raison puisque, depuis 12 ans, la majorité de l’argent injecté par les banques centrales n’est pas vraiment arrivé là où il aurait fallu.

Evidemment, à l’aube du XXe siècle, sans recours à l’informatique, l’idée de Gesell était impossible à mettre en œuvre. Il y eut bien l’une ou l’autre tentative à l’échelle locale mais elles échouèrent rapidement.

Bienvenue dans l’ère de la monnaie digitale

Aujourd’hui, plus besoin de timbres ni tampons. Les monnaies digitales peuvent disposer très facilement de nouvelles caractéristiques totalement révolutionnaires, à commencer par une date de validité.

D’aucuns ont déjà fait la remarque que ce n’était finalement pas autre chose qu’un bon d’achat avec date limite d’utilisation. Notons tout de même qu’une monnaie digitale officielle est pilotée par la banque centrale, ce qui lui donne de facto un périmètre d’action bien plus large que n’importe quel coupon de soutien au commerce local tel qu’on a pu en voir depuis le premier confinement. De plus, avec la disparition annoncée de la monnaie papier, la banque centrale agira directement sur le portefeuille de chaque consommateur et l’utilisation du cash digital pourra être contrôlée au niveau de chaque transaction. Le stimulus produira ses effets en temps et en heure sans avoir à inonder le système bancaire de liquidités, ni instaurer de taux négatifs aux effets délétères. L’efficacité des politiques économiques en deviendra redoutable.

Rappelons-nous que le système communiste avait inventé la contrainte de l’offre à travers la planification quinquennale: si on ne produit que des chaussures vertes en pointures paires, impossible d’en acheter des rouges ou en taille 43.

monnaie digitale à échéance
Il vous reste 2h14’27 » pour acheter un nouveau téléviseur !

Maintenant, on a un nouvel outil de «stimulation de la demande»: un chèque de relance de la consommation versé en monnaie digitale, utilisable pour acheter une nouvelle télévision avant ce soir, autrement son montant deviendra nul. On peut acheter n’importe quelle télévision disponible dans n’importe quel magasin et on abandonne bien évidemment toute idée d’anonymat ainsi que la liberté de choisir comment utiliser une partie de son argent. Avec un tel système, un chèque envoyé à chaque ménage ne servira ni à rembourser un emprunt, ni à épargner, ni à investir dans GameStop. Il servira à relancer l’économie de la manière décidée par le gouvernement. Une sorte de frappe chirurgicale.

Bien entendu, le propos ne semble pas très démocratique. Ca se passe pourtant déjà en Chine, où la technologie existe pour de vrai dans le portefeuille des consommateurs qui, soit dit en passant, ont aussi leur crédit social. Combiné à la monnaie digitale, cela promet de meilleurs scénarios que Black Mirror… et ça se produira dans le monde réel.

Certains pays ont déjà entamé leur transition vers un monde sans cash. Dès lors, pourquoi une banque centrale à la vision quelque peu autoritaire se priverait-elle d’un nouvel outil aussi puissant? Et lorsqu’une banque centrale aura fait le premier pas, comment réagiront les autres?