La digitalisation de l’enseignement permettra un accès aux études au plus grand nombre mais comporte également des implications fortes en termes de mobilité sociale.
Durant le confinement, les employés ont découvert le travail à distance. De même, les étudiants ont découvert l’enseignement à distance. Même si ces 2 choses existaient déjà avant la pandémie, leur développement à large échelle amènera des changements importants dans l’organisation sociale. J’ai déjà discuté du télétravail dans un précédent article et nous allons ici nous pencher sur les implications du développement du e-learning.
Vision positiviste
Un article paru dans la Harvard Business Review analyse l’impact du digital sur le futur de l’éducation supérieure. Le questionnement des auteurs est fort compréhensible: les étudiants ont-ils réellement besoin de passer 3 à 5 années de leur vie sur un campus universitaire afin d’obtenir leur diplôme? La possibilité de suivre au-moins une partie du cursus en ligne permettrait à beaucoup d’étudiants de réduire fortement les coûts d’obtention du diplôme.
Les auteurs estiment d’ailleurs que beaucoup de cours de base ne nécessitent pas de présence physique en classe. Les étudiants sont parfaitement en mesure d’apprendre la matière par eux-mêmes sur base des cours mis en ligne, accompagnés de séances d’exercices permettant de mesurer leur degré de compréhension, et de questions/ réponses interactives.
La partie du cursus sur campus pourrait ainsi être dédiée à des travaux de groupe, des séminaires et travaux de recherche nécessitant une interaction avec les enseignants, assistants et autres étudiants. Du fait même d’une période sur site réduite, la capacité d’accueil de l’université augmenterait, ce qui serait cohérent avec la population plus large ayant accès aux cours en ligne. Plus d’étudiants auraient ainsi l’opportunité d’obtenir un diplôme en dépensant au final (beaucoup) moins d’argent, alors que les universités élargiraient leur base d’étudiants tout en profitant d’économies d’échelle importantes via la digitalisation de certains enseignements.
Vision plus sombre
Dans un autre article, Scott Galloway, professeur de marketing à la NYU Stern School of Business voit le passage des universités vers le digital sous un angle beaucoup plus préoccupant puisqu’il considère que nous aboutirons à une éducation à 2 vitesses avec d’un côté des formations 100% en ligne, peu chères donc accessibles au plus grand nombre, ce qui sera une avancée très positive sur le plan social pour beaucoup de jeunes n’ayant actuellement pas accès à une éducation supérieure. Par contre, le revers de la médaille sera que les cursus sur campus seront réservés à une élite riche et que le brassage social résultant de la vie étudiante sur campus disparaitra.
Cette première critique est effectivement lourde d’implications. Je ne suis pas certain que si j’avais passé 5 années face à un écran j’aurais le même réseau de relations aujourd’hui. A l’université, ce ne sont pas les cours qui forgent les liens interpersonnels mais plutôt les travaux de groupe que l’on termine à 2 heures du matin avant d’aller manger une pizza tous ensemble. Sur Zoom, Slack ou autre, ce sera déconnection puis dodo. Et je doute fort que 10 ans plus tard vos copains de classe digitaux se rappelleront de vous ou seront prêts à vous rendre les mêmes services que si vous aviez vécu «en vrai» les même moments intenses de la vie estudiantine.
Mais revenons aux autres implications d’un enseignement 100% digitalisé. Dans ce contexte, la proximité géographique et les coûts de logement n’entrent plus en considération. Les étudiants auront dès lors tendance à choisir les universités les plus prestigieuses, délaissant les autres qui disparaitront faute d’un nombre suffisant d’étudiants et donc en manque de financements. Scott Galloway prédit un succès massif pour les 20 universités (américaines) les plus prestigieuses. Un succès relatif permettant la survie de celles qui se classent entre la 21e et la 50e place, et la disparition pure et simple des suivantes à plus ou moins brève échéance.
Ce succès massif et le contrôle du marché de l’éducation supérieure digitale par les universités du top 50 passera par une baisse des frais d’inscription et éventuellement un certain relâchement des critères d’admission afin d’attirer un maximum d’étudiants. Si un tel scénario devait se produire, on comprend déjà que le cursus 100% digital aura peut-être dans certaines universités un côté «au rabais». Mais n’oublions pas que l’enseignement supérieur est un marché très concurrentiel dans lequel le but de chaque université est d’augmenter ses parts de marché. C’est très précisément ce qu’offrira l’approche 100% digitale et les meilleures d’entre elles devraient attirer énormément d’étudiants supplémentaires en ayant à peine à adapter leurs standards d’admission et sans avoir à augmenter leur offre de cours ou leurs ressources en enseignants vu que le digital est totalement scalable.
Big Tech entre dans l’arène
Afin de fournir un enseignement en ligne à un nombre croissant d’étudiants, les universités devront adapter leur infrastructure informatique. L’adaptation à une telle échelle nécessitera des moyens hors de portée, même pour les universités les plus riches. Dès lors, le partenariat avec Big Tech sera la voie royale vers la croissance. Scott Galloway estime d’ailleurs que ce serait l’un des relais de croissance les plus évidents pour les grandes entreprises technologiques, vu la taille du marché de l’enseignement, que certains englobent d’ailleurs dans le concept plus large d’«économie du savoir». Un marché dont la croissance dépend également de l’accès à internet pour une partie plus large de la population mondiale (voir infographie).
En plus de l’accès à d’immenses moyens technologiques, les universités bénéficieront du savoir-faire de ces entreprises en design, expérience utilisateur, techniques pour capter l’attention, etc. afin d’améliorer la qualité de leur offre de cours en ligne. Les universités pourront également se reposer sur les algorithmes de screening développés depuis de longues années par les géants des réseaux sociaux afin d’identifier les meilleures recrues. Au final, les GAFAM nous connaitront encore mieux.
De là à imaginer que ce seront bientôt les algorithmes des GAFAM qui décideront qui parmi les étudiants d’un programme 100% en ligne a le meilleur profil pour gagner un semestre «sur campus» et avoir le droit d’approcher les rejetons appartenant au 1% des familles les plus riches, il n’y a qu’un pas… et il risque bien d’être franchi dans les prochaines années, avec à la clé de fortes conséquences sur la dynamique de mobilité sociale.