Il parait que l’on n’arrête pas le progrès. Nous vivons une époque magnifique pour en témoigner. Une autre chose qui revient en force, c’est la censure. Et lorsqu’on combine les 2, on arrive à des situations pour le moins absurdes.

Aujourd’hui, ce n’est pas le progrès qu’on censure, ce n’est pas dans l’air du temps. Il suffit de s’intéresser quelque peu à toutes les avancées extraordinaires qu’on nous promet autour de la blockchain et des cryptos pour se dire qu’un peu de censure aiderait d’ailleurs certaines personnes à retrouver un minimum de sens commun.

Non, aujourd’hui c’est le progrès qui est mis au service de la censure, au travers d’algorithmes qui effectuent de plus en plus de choix à notre place, en ce compris qu’ils décident dorénavant de nous interdire certaines choses. Souvent à notre insu.

Je ne parle pas de l’algorithme de Facebook, totalement ignare en ce qui concerne la peinture classique et qui se fera un plaisir de censurer votre selfie au Louvre devant le Portrait de Gabrielle d’Estrées (en illustration de cet article mais habilement censuré afin de ne pas heurter la pudeur des algorithmes, entre autres celui de Google News qui n’a référencé le présent article qu’après modification de l’image…), mais d’autres censures que nous subissons également chaque jour de la part d’intelligences artificielles dont nous ignorons tout et déjà pour commencer leur existence et leur champ d’action.

Evidemment, c’est à ce point que vous vous dites que l’auteur de cet article est un fou paranoïaque et que vous espérez vivement le retour de la chronique de Thomas Veillet lundi prochain. Et justement, c’est de la chronique de Thomas que nous parlerons.

Nos lecteurs réguliers sont nombreux à attendre chaque matin la fameuse chronique que nous publions sur notre site qui est et sera toujours gratuit. Gratuité qui nous a amené à inclure quelques bannières publicitaires à l’instar de nombre d’autres sites web. Donc, quelle ne fut pas ma surprise – puisque je m’occupe de la gestion de ces bannières – de découvrir récemment une baisse drastique du nombre d’affichages de ces dernières. Et après quelques investigations, d’en découvrir la cause: «non brand safe traffic».

Brand safe traffic

Une petite mise en contexte est nécessaire avant de continuer. Aujourd’hui, beaucoup de publicités sur le web passent par ce qu’on appelle des plateformes programmatiques. Il s’agit en fait d’une bourse électronique où les annonceurs peuvent indiquer le prix qu’ils sont prêts à payer afin d’afficher une bannière sur votre écran. Le marché des annonces programmatiques était estimé à USD 85 milliards au niveau mondial en 2019.

Alors, si j’ai plus ou moins compris le principe, on a d’un côté les agences digitales représentant les marques désireuses de faire de la pub. La pub est ciblée puisque c’est cela la force du web. Vu que chacun laisse une certaine trace digitale en surfant, cela permet un profilage plus ou moins précis. Ainsi, Google ne sait pas qui vous êtes mais sait par exemple qu’il y a 94% de probabilité que vous soyez un homme, 89% que vous occupiez une fonction de cadre, 82% que ce soit dans la finance, 76% que vous ayez fait des études supérieures mais également 82% que vous aimiez les voitures de sport et 78% que vous aimiez les vacances au soleil. Ces données sont fournies à la plateforme en moins d’une milliseconde et, en face, 2 marques de voitures de prestige, 3 compagnies aériennes et 1 voyagiste annoncent leur prix pour vous afficher leur pub. La mise la plus élevée l’emporte. Tout ceci se passe en temps réel, le processus se nomme d’ailleurs real time bidding (RTB). Comme je l’ai déjà souvent écrit: quand c’est gratuit, c’est toi le produit…

Mais jusqu’ici, rien de bien nouveau. Rajoutons donc une couche de progrès, parce que comprenez bien que l’annonceur ne voudrait pas voir son produit affiché sur un site, certes fort lu, mais pouvant au final être associé de manière négative à son image. Préoccupation en effet légitime de la part des marques qui n’aimeraient ni apparaitre, ni être accusées de financer au travers de leurs publicités des sites pornographiques, homophobes, haineux en tous genres, etc. Un mécanisme d’exclusion basique permet de répondre à cette demande.

Reste le cas beaucoup plus complexe du site ayant une bonne réputation mais publiant parfois des articles plus polémiques. C’est là qu’entre en jeux l’IA. Une IA spécialement développée pour interpréter des textes et comprendre les mots dans leur contexte. Bon, tout le monde aura déjà eu l’occasion d’avoir des conversations complètement absurdes avec son assistant vocal ou le chatbot de certains services clients. Mais là, on entre dans une toute nouvelle dimension: une IA va décider après avoir analysé linguistiquement et contextuellement (!?!?) le contenu de chaque article s’il ne serait pas dangereux pour la réputation de la marque d’associer son image aux propos de l’auteur.

C’est l’humour qu’on assassine

Est-il besoin de rappeler que, depuis 14 ans, notre ami Thomas écrit une chronique financière humoristique. Textes qui énoncent souvent des vérités incontestables sur les travers de la finance, et qui les disent avec humour et sur un ton décalé. Et voici qu’intervient une IA au sérieux binaire qui ferait certainement passer Calvin lui-même pour un type ayant trop d’humour…

Donc une IA développée par des Anglais de Cambridge et rachetée par les Américains d’Oracle se permet de dire à des annonceurs que non, ce n’est franchement pas compliant d’associer leur image à une chronique financière humoristique au second degré écrite par un Genevois et lue principalement par des Suisses et des Français. La voilà la face – la farce! – sombre de la tech et de la globalisation, le progrès dont on se serait bien passé et la preuve supplémentaire de la mainmise de la pensée unique jusque dans l’affichage d’une pub pour une paire de baskets ou un billet d’avion dégriffé.

Bon, c’était un coup de gueule qui n’avait pas grand-chose à voir avec la finance mais au final peut-être tout de même que oui, puisqu’on nous dit que l’IA sera bientôt partout et que c’est ça le progrès. Reste juste à espérer qu’elle apprenne bien profond1 le sens de l’humour…

 


1. Allusion humoristique au deep learning, espérons que l’IA contextuelle n’en saisisse pas le double sens…