Comment l’économie digitale tente de nous priver de libre arbitre.
L’économie de l’attention
En 2004, Patrick Le Lay, alors président-directeur général du groupe TF1, a prononcé cette phrase désormais mythique: «Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible». Quinze ans plus tard, la guerre fait rage entre acteurs de l’économie digitale qui cherchent à capter la part la plus importante de cette ressource extrêmement rare qu’est notre attention.
L’attention et son exploitation au travers de l’intelligence artificielle étant au cœur de la nouvelle économie digitale, les publications sur le sujet sont légion depuis quelques années et se classent parmi les meilleures ventes à l’instar des livres de Yuval Harari, Yann Le Cun, Luc Julia ou encore Gaspard Koenig. On parle d’ailleurs d’économie de l’attention. Mais de quelle attention parlons-nous exactement?
Les ingénieurs de Google ont réussi à calculer le temps d’attention d’un poisson rouge, cet animal à la mémoire légendairement courte: 8 secondes1. Le poisson est incapable de fixer son attention plus de 8 secondes sur un sujet, ensuite il pense à autre chose. Voilà qui fournit en quelque sorte un seuil d’attention minimal, un benchmark auquel se comparer. Comparaison que les chercheurs de Google ont bien entendu réalisée et le résultat est effrayant. Le millennial moyen, rivé sur son smartphone, a une durée d’attention de 9 secondes (oui, vous avez bien lu). Le défi auquel font face les géants du numérique est donc le suivant : comment retenir les utilisateurs un maximum de temps devant leurs écrans.
La réponse est évidente : en lui envoyant des stimuli au rythme approprié, et les stratégies mises en œuvre relèvent beaucoup plus de la psychologie appliquée que de la théorie économique. C’est d’ailleurs un autre animal qui nous apporte la réponse, le rat.
Au début des années 1930, l’Américain Burrhus Frederic Skinner, chercheur et professeur de psychologie mit au point l’expérience suivante: un rat est placé dans une cage équipée d’un bouton. Lorsque le rat appuie, il reçoit sa récompense, à savoir une dose de nourriture. Le rat comprend assez rapidement le principe et lorsqu’il a faim, se dirige vers le bouton, appuie et mange. Skinner a alors l’idée de modifier l’expérience: lorsque le rat appuie, il reçoit une dose aléatoire de nourriture. Et cette nouvelle configuration a un effet inattendu sur le comportement de l’animal. Le système de récompense aléatoire induit chez le rat une addiction: l’incertitude quant à la récompense l’amène à appuyer compulsivement sur le bouton, donc bien au-delà de ses besoins en nourriture.
Sommes-nous des rats?
Le parallèle avec l’économie digitale saute dès lors aux yeux. Les notifications émanant de toutes les applications installées sur nos smartphones sont volontairement conçues suivant un modèle de récompense aléatoire. Lorsqu’une app nous indique un nouveau message, un tweet, un post, un like, nous voulons immédiatement vérifier de quoi il en retourne. Parfois l’information est intéressante, souvent elle ne l’est pas. Nous sommes dans un système de récompense aléatoire conduisant à un certain degré d’addiction. Nous avons – comme le rat – besoin de notre dose de dopamine.
Le phénomène est connu et d’ailleurs utilisé depuis longtemps par les casinos dans leurs salles de machines à sous où il y en a toujours une quelque part qui lâche à grand bruit son lot de piécettes. Ou encore par les scénaristes de séries télévisées, qui terminent sur un élément de suspense avant chaque coupure publicitaire. Mais les maîtres de l’économie digitale ont réussi à pousser le concept beaucoup plus loin, entre autres grâce aux travaux sur la captologie du Persuasive Technology Lab de l’université de Stanford.
Manipulation
Le sujet est apparu une première fois dans la presse grand public dès 2016 lorsque certains ingénieurs et développeurs de la Silicon Valley ont estimé que leurs employeurs dépassaient les limites acceptables en termes de manipulation de leurs utilisateurs.
Prenons par exemple l’intelligence artificielle de Facebook. Celle-ci dispose de suffisamment d’informations sur chaque utilisateur pour le profiler avec un haut degré de précision, c’est d’ailleurs ce que FB vend aux annonceurs. Ce profilage permettrait dès lors de ne montrer à chaque utilisateur qu’une sélection de contenus réellement intéressants pour lui. Sauf que des contenus de qualité aléatoire nous placent justement dans cette situation d’addiction nécessaire à FB afin de nous voler notre attention et pour que nous regardions un maximum de fois notre écran, donc surtout un maximum de publicités au travers desquelles la plateforme se rémunère.
Google présente pour sa part d’autres types d’effets pernicieux. Etant acquis que notre temps d’attention est limité, le moteur de recherche doit obligatoirement nous présenter dans les premiers résultats des liens que nous aurons envie de cliquer. Lorsque la question attend une réponse relativement neutre et factuelle, cela convient fort bien. Par contre, si la question porte sur un sujet plus polémique, les réponses manqueront totalement de contextualisation. Le but de l’algorithme étant de fournir des références allant dans le sens de la recherche effectuée, la thèse opposée n’apparait souvent pas dans les premiers résultats, renforçant ainsi l’internaute dans ses opinions puisqu’il trouvera en tête de liste des sources validant sa question. Les partisans de Trump ou du Brexit n’ont probablement pas dû aller plus loin que la première page de résultats Google pour trouver assez d’éléments soutenant leurs idées. Pareil pour ceux qui pensent que la Terre est plate ou que nous descendons d’extraterrestres et autres fake news.
Les cas de FB et Google ne sont que deux exemples de manipulation mais ils sont relativement élaborés. Parmi d’autres techniques, on trouve les systèmes de notifications culpabilisantes de certaines applications, le fameux pull to refresh (transposition sur smartphone du bouton du rat) ou encore la lecture continue des épisodes sur Netflix, sans parler de la frustration savamment entretenue par les jeux type Candy Crush.
Notre smartphone offre ainsi un immense laboratoire aux manipulateurs de tout poil. Les spécialistes en psychologie comportementale qui ont parfaitement intégré les paramètres de l’économie de l’attention veulent maintenant rentabiliser au maximum ces secondes durement acquises. Ils expérimentent maintenant des techniques de marketing incitatif (nudge marketing) visant à donner un “coup de pouce” au choix de l’utilisateur qui ne se rend même pas compte que son libre arbitre a été intentionnellement biaisé par la couleur des boutons ou l’ordre d’affichage.
Plus fort encore, ces spécialistes s’intéressent aujourd’hui à l’économie de l’émotion qui permet aux marques de créer une relation plus intime avec les consommateurs afin de mieux répondre à leurs besoins et concevoir une offre plus ciblée, et donc plus susceptible de déclencher l’acte d’achat.
Conclusion
Volontairement ou sous la pression sociale, nous nous mettons régulièrement en position de faiblesse décisionnelle. Les géants du web sont les premiers à en profiter et la question de la légitimité de tels comportements devrait être débattue.
Les GAFAM et consorts ne sont pas moins toxiques que les cigarettiers, les fabricants d’engrais ou les rois de la malbouffe. Les effets délétères de leurs modèles économiques affectent non pas notre santé physique mais notre santé mentale. Ces sociétés neutralisent notre libre arbitre et ciblent en particulier les plus jeunes. Chaque parent aura d’ailleurs constaté que son enfant est dès le plus jeune âge hypnotisé par les écrans et adore manipuler le smartphone de papa ou maman. Il faut juste comprendre que laisser un smartphone à son enfant ne l’aide en rien à se développer. Sa capacité à faire défiler les photos n’en fait pas un futur ingénieur et l’habileté de son pouce n’est guère plus utile qu’au temps de ses parents le fait d’être capable en un seul mouvement de dégainer d’une main son Zippo pour allumer une cigarette (oui, je parle d’une époque où les clopes nécessitaient un briquet et puaient le tabac et pas d’improbables parfums chimiques genre cheesecake fraise/passion). Bref, sous couvert de coolitude et de modernité, les parents ne font que développer l’addiction digitale de leurs enfants et per se fournir de la croissance aux GAFAM… dont les dirigeants envoient leurs propres enfants dans des écoles sans écrans!
Et pour terminer en parlant d’investissement, à quel moment nous rendrons-nous compte que les business models de ces sociétés devraient être analysés de manière beaucoup plus critique au travers de filtres ESG adaptés, plutôt que d’être idolâtrés comme les dieux de la nouvelle économie et se retrouver parmi les top holdings de portefeuilles soi-disant responsables?
1. « La civilisation du Poisson rouge » (2019), Bruno Patino