Pourquoi l’hypothétique future monnaie de Facebook fait-elle naitre les idées les plus folles et effraie à ce point?
Le fantasme chinois
Pour rappel, Facebook avait annoncé le lancement de la Libra en juin et s’est depuis fait recadrer sévèrement par des politiciens et banquiers de différents pays. L’association basée à Genève en charge de la monnaie virtuelle travaille donc à revoir sa copie et David Marcus ne manque pas une occasion de présenter les avantages que pourrait amener une telle avancée technologique.
Ce très souriant personnage m’a cependant semblé à court d’arguments valables lorsqu’il a tout simplement asséné qu’il fallait autoriser la Libra rapidement, sans quoi ce seraient les Chinois qui prendraient la tête dans la grande course mondiale à la crypto. C’est d’ailleurs à la mode de ressusciter le péril jaune depuis que le président américain a pris l’Empire du Milieu pour cible dans sa guerre commerciale. Reste que l’épouvantail d’une crypto globale contrôlée par des Chinois qui ne respectent ni démocratie ni vie privée est un argument des plus risibles lorsqu’il est évoqué par un sbire de Facebook.
Le fantasme libertaire
Evidemment, David Marcus n’est pas le seul à me faire rire, même s’il a placé la barre très haut. En assistant à l’une des nombreuses conférences organisées sur les stable coins à Genève, j’ai également trouvé matière à bien m’amuser. Le problème de ce type de conférence, c’est qu’on n’y invite que des développeurs qui ont chacun lancé leur crypto ou leur plateforme de smart contracts ou quelque technologie hermétique à toute personne ne sortant pas d’un cursus en école polytechnique.
Si l’on observe la teneur des propos techniques des participants, ils se félicitent mutuellement d’avoir réussi à programmer un machin qui fonctionne. Félicitations à eux, mais c’est bien là la moindre des choses. Si ces développeurs veulent convaincre l’humanité de passer aux monnaies digitales, il vaut mieux que le coin, le smart contact, le wallet, la market place ou la blockchain soient correctement programmés. C’est une des conditions nécessaires lorsqu’on parle d’argent et de moyens de paiement: que la technologie sous-jacente fonctionne sans erreur.
Et donc sur la base que leur technologie fonctionne correctement, ces personnes ne voient pas pourquoi le reste de la population ne l’adopterait pas à bras ouverts. Biberonnés à l’idéologie plus ou moins libertarienne des pionniers du web, ils estiment que leurs cryptos sont en mesure de remplacer le système bancaire mondial, puisqu’à leurs yeux les banques commerciales ne servent qu’à prélever des frais et provoquer des crises, et les banques centrales ne font qu’accumuler les erreurs de politique monétaire en tentant de résoudre lesdites crises.
Même s’il est indéniable que des erreurs de politique monétaire ont été commises par les banquiers centraux, les retirer du système ne résoudra pas forcément les problèmes et il apparait pour le moins incertain que ce soit une blockchain ou un smart contract qui sera en mesure d’appliquer à bon escient une politique monétaire efficace. Du moins dans un avenir proche.
Le fantasme de la perte de contrôle
Reste le point de vue du banquier central et du politicien, et sur ce sujet, eux non plus n’ont pas dit grand-chose d’intelligent. Pour l’instant, les déclarations visent plutôt à condamner sans argumentaire logique une nouvelle technologie qui pourrait éventuellement les rendre obsolètes en leur retirant les prérogatives de la création monétaire.
Rappelons donc que la Libra est ce qu’on appelle un stable coin, autrement dit une monnaie digitale garantie à 100% par des actifs réels, en l’occurrence 50% USD, 18% EUR, 14% JPY, 11% GBP et 7% SGD si l’on en croit un récent communiqué. Que les tenants du péril jaune soient donc rassurés, la monnaie chinoise n’y aura pas sa place et, des fois que la Libra devrait acquérir un statut d’importance mondiale, ce sera sans les Chinois.
Reste que la Libra en tant que stable coin sera 100% adossée à de la dette à court terme ou d’autres actifs monétaires libellés dans ces différentes devises. Techniquement, cela ressemblera à un ETF monétaire multi-devises. La garantie à 100% fait qu’il ne peut pas y avoir création monétaire au travers de la Libra puisque chaque unité créée impliquera l’achat des sous-jacents qui sortiront donc du marché et la masse monétaire totale restera inchangée sur base du principe des vases communicants. De même, le pouvoir d’achat des détenteurs de Libra évoluera en fonction de celui des sous-jacents et le fantasme d’une quelconque préservation dudit pouvoir d’achat en Libra relève de la bêtise pure.
Adossée à 100%, sans création de crédit et sans rémunération des dépôts, la Libra apparait comme un simple moyen de paiement, qui plus est plutôt destiné à des petits achats sur le web. En effet, on imagine mal aujourd’hui quelqu’un payer sa maison ou même sa voiture en Libra, sans parler des salaires, impôts, flux B2B ou institutionnels qui resteront en monnaies nationales. Même avec une forte adoption, la monnaie digitale fera office de nain sur le marché des devises vu les faibles masses en jeu. Seule une épargne massive amenant à une offre de crédit en Libra sans obligation d’adossement à 100% pourrait déséquilibrer les masses monétaires au niveau mondial. Mais ce mécanisme n’est pas à l’ordre du jour et ne le sera probablement jamais car il signerait la perte de contrôle de banques sur la création monétaire.
Néanmoins, certaines économies émergentes pourraient éventuellement voir des fuites massives de capitaux vers la Libra, qui ne viendra d’ailleurs que s’ajouter à la liste des substituts déjà utilisés par la population desdits pays, à commencer par le dollar américain. Donc rien de bien disruptif de ce côté non plus.
Conclusion
Le principal problème de la Libra c’est Facebook et c’est la raison pour laquelle ce projet ne verra pas le jour sous la forme annoncée d’une véritable monnaie digitale globale. Néanmoins, si cela devait arriver, cela n’amènerait au final pas tellement de changements au système monétaire tel que nous le connaissons. Les Etats et leurs banquiers centraux ne perdraient pas de marge de manœuvre. Les banques commerciales seraient toujours présentes et leurs activités liées au crédit et à l’épargne se feraient toujours en monnaies nationales.
La Libra permettra de faire des achats au travers des applications de Facebook et c’est son côté pratique et ses frais plus bas qui convaincront les utilisateurs. Sans oublier que ce système permettra aux personnes non bancarisées de disposer d’un autre moyen de paiement que le cash.
Mais tout ceci n’est en rien une menace pour l’ordre monétaire tel que nous le connaissons aujourd’hui. Les nouvelles technologies ont toujours fait fantasmer, c’est normal, nous avons beaucoup d’imagination.