La cryptomonnaie de Facebook cache-t-elle des desseins plus machiavéliques qu’il n’y parait?
Depuis quelques jours la presse regorge d’articles présentant le (ou «la», les avis sont partagés) «libra», la cryptomonnaie de Facebook, avec ses avantages, les questions qu’elle soulève ou encore les effets bénéfiques de l’implantation à Genève de l’association chargée de sa gestion. A son lancement prévu en 2020, le libra permettra d’effectuer des transactions financières depuis l’écosystème FB, que ce soit au moyen de la nouvelle application de paiement Calibra (l’équivalent FB d’Apple Pay et Google Pay) ou depuis Messenger ou WhatsApp.
Alors que les spécialistes s’écharpent déjà pour savoir si le libra peut être ou non considéré comme une cryptomonnaie à part entière sur base de ses caractéristiques techniques, ou si l’application de paiement sera correctement sécurisée, je me pose d’autres questions, auxquelles je n’ai pas trouvé encore de réponses satisfaisantes.
Il y a deux côtés à un mur
Le mur, c’est le fameux chinese wall, supposé assurer la séparation stricte entre des entités situées de part et d’autre. FB crie haut et fort, la main sur le cœur, que les données sociales et financières de ses utilisateurs seront séparées et que les données financières ne serviront pas à mieux profiler les utilisateurs. Admettons que ce soit le cas, même si la tentation sera forte d’enfreindre ce beau principe de séparation et que le réseau social a déjà acquis une réputation assez sulfureuse dans le domaine de la protection des données.
Mais revenons à notre mur, avec d’un côté la banque. En revanche de l’autre côté, il y a bien FB tel qu’on le connait. Je conçois que si j’envoie des libra via Calibra à une connaissance, l’information restera d’un seul côté du mur. Par contre, si j’effectue des achats sur FB – ce qui sera proposé à terme dans le but de garder l’utilisateur au sein de l’écosystème – il s’agira bien d’une action effectuée du côté FB du mur, donc l’information sera à disposition pour mieux me profiler. Prenons un exemple pour illustrer le cas. Si je vois passer une publicité sur FB me proposant d’acheter des chaussures de sport et que je clique pour les acheter, FB a bien l’info sans avoir besoin de l’obtenir via Calibra qui a effectué le paiement. Les informations concernant mes achats seront donc bien présentes des 2 côtés du chinese wall.
Facebook a pour unique business model de profiler au mieux ses utilisateurs afin d’augmenter ses revenus publicitaires.
Ceci pose problème car, autant puis-je être intéressé qu’Amazon me recommande d’autres livres achetés par des personnes ayant acheté les mêmes auteurs que moi, autant cela me ferait peur si FB disposait de ce type d’information. En effet, Amazon est un marchand qui a intérêt à respecter ses clients (qui lui font d’ailleurs confiance), alors que FB a pour unique business model de profiler au mieux ses utilisateurs afin d’augmenter ses revenus publicitaires (représentant la quasi-totalité de son chiffre d’affaires). Qui aurait envie de voir apparaitre dans le fil FB de ses contacts qu’il a acheté ceci ou cela? Quel jeune résisterait à la tentation lorsque FB lui indiquera qu’untel, untel et unetelle ont déjà acheté tel objet? Alors que les algorithmes FB profilent les utilisateurs sur base de leurs interactions et intérêts sociaux, ils auraient dorénavant la possibilité de le faire sur base de comportements d’achat réels. Ce serait un énorme pas en avant dans la qualité du profilage des consommateurs, qui reste le core business du réseau social.
Des arrière-pensées plus noires qu’il n’y parait?
L’autre point mis en avant par FB est que le libra permettra à toute une population non bancarisée d’avoir accès à quelque chose qui ressemble un peu à une banque. FB se retrouverait donc au cœur de l’inclusion financière. Certainement pas sans arrière-pensée mercantile.
Pour ceux qui ne l’ont toujours pas compris, FB vend les données personnelles de ses utilisateurs à des annonceurs afin qu’ils positionnent au mieux leurs produits auprès de leur cible. Par contre, un utilisateur non bancarisé, disons que ce n’est probablement pas la crème de la crème en tant que client. Donc son profil ne vaut pas grand-chose. Mais, si on lui donne accès à un moyen de paiement moderne, il pourra rejoindre la grande famille des consommateurs. Et son profil sera beaucoup mieux monétisable auprès des annonceurs. Bingo pour FB! D’autant plus que la majorité des personnes non bancarisées se trouvent dans des pays émergents où l’on fait encore peu de cas des réglementations sur la protection des données. Du coup, FB se comporte un peu comme ces cigarettiers qui déclinent sur les marchés développés mais s’ouvrent les nouveaux horizons des marchés émergents, où l’on se préoccupe moins de la toxicité de leur produit.
Un vieux modèle repeint aux couleurs du neuf?
Le modèle publicitaire de FB n’est finalement rien d’autre qu’une extension de notre modèle consumériste et l’arrivée du libra favorisant les achats en ligne compulsifs n’est qu’un nouveau moyen de soutenir le cycle de l’hyperconsommation.
Cependant, à l’heure où de plus en plus de personnes se posent la question d’une consommation plus responsable, FB n’est-il pas en train d’essayer d’accaparer les dernières (très grosses) miettes d’un modèle économique qui s’essouffle?