Les règles du marché permettront-elles la convergence des différents acteurs vers l’intérêt commun dicté par les critères ESG?
L’ESG est une philosophie d’investissement qui gagne en importance, comme le démontre le nombre croissant d’articles que nous publions dans la section dédiée de notre site. C’est aussi un sujet de discussion qui amène à la confrontation de points de vue différents en fonction de l’idéologie de chacun. Néanmoins, chaque cas discuté se perd rapidement dans les méandres de ses spécificités, qu’il est difficile de ramener à un débat plus générique.
Retour à la théorie économique de base
D’aucuns se souviendront de leurs premiers cours d’économie où leur furent présentés les 2 acteurs microéconomiques que sont le consommateur et le producteur.
Le consommateur est décrit comme individuellement rationnel, ce qui signifie qu’il optimise sa fonction d’utilité sous contrainte de budget. En d’autres mots, il essaie de maximiser son bien-être à court (grande importance) et long terme (moindre importance) en fonction de ses préférences personnelles et des ressources dont il dispose, en acquérant un panier de biens qui lui sont proposés par les différents producteurs.
Le producteur quant à lui n’a qu’un seul but: maximiser son profit. Pour ce faire, il doit tenir compte de la demande agrégée – c’est-à dire résultant de l’ensemble des consommateurs – ainsi que de l’offre de ses concurrents et de ses propres contraintes de production.
Et les critères ESG?
Le consommateur intègre différents facteurs afin d’arriver à son panier final de biens. De ce fait, il peut parfaitement tenir compte lors de ses achats de ses préférences pour les légumes bios, les énergies renouvelables, les textiles produits de manière éthique ou encore décider d’investir une partie de son épargne dans un fonds de microcrédit. Ou rien de tout ceci si c’est trop cher pour lui ou que cela ne l’intéresse pas.
Le producteur, disons un industriel, fabrique sa gamme de produits de manière à répondre à la demande et à maximiser son bénéfice. Bien entendu, il se plie à la réglementation en vigueur, p.ex. sur le recyclage de ses déchets. Après, libre à lui d’en faire plus et d’installer des panneaux solaires sur le toit de son usine ou de sponsoriser des institutions culturelles ou encore de favoriser l’égalité hommes-femmes. Ou pas…
Le problème d’avoir la liberté de choisir
La liberté de choix est un pilier de la démocratie. Un consommateur sensible à la préservation de l’environnement peut ainsi décider de favoriser le vélo alors qu’un autre préférera le confort de son 4×4. Il peut également choisir une option «verte» pour sa facture d’électricité. Ce choix génère ce que la théorie économique appelle une externalité positive. Ceci signifie que son voisin qui n’a pourtant pas choisi l’option «électricité verte» bénéficiera gratuitement d’une amélioration de la qualité de l’air. Face à de tels choix, nous avons plusieurs types de comportements dont l’altruiste qui favorise le bien-être général, le rationnel qui ne voit pas pourquoi il devrait payer plus cher le même bien («son» électricité ne sera pas différente), ou encore l’égalitaire qui décidera ne pas vouloir financer «l’air plus pur» de ceux qui ne veulent pas en payer le prix.
De même, du côté des entreprises, pourquoi faire des dépenses «inutiles» alors que le même montant pourrait permettre de mieux rémunérer dirigeants et actionnaires. Ou de proposer un produit moins cher que la concurrence et gagner ainsi des parts de marché.
Le besoin d’une entité supérieure
Face à cette profusion de choix possibles et aux différentes stratégies des acteurs économiques, la théorie nous apprend que le système finira par converger vers un point d’équilibre et, si celui-ci comprend une série de critères ESG, ce sera parce qu’ils reflètent les préférences des acteurs économiques.
Résumons. Les consommateurs ne placent pas forcément des critères ESG comme essentiels dans leurs choix, et ceux qui le font n’ont pas forcément des intérêts alignés. Alors que l’un préférera favoriser la mobilité douce, un autre se sentira plus concerné par la traçabilité de l’alimentation ou par le réchauffement climatique et la déforestation ou par un meilleur accès aux soins de santé ou à l’enseignement ou au logement. Ceci démontre à quel point tous les secteurs d’activité sont concernés.
Les producteurs peuvent décider de faire plus que les critères minimaux qu’impose la réglementation et p.ex. adhérer à certains labels. Un choix pour lequel ils prendront en compte tant le coût que les avantages à en retirer, que ce soit en termes d’image ou d’accès à certaines catégories de consommateurs ou d’investisseurs.
Le problème dans le cas des questions environnementales – qui ne sont qu’un des aspects de l’ESG – c’est l’urgence de faire les bons choix. Et face à l’urgence il vaut mieux avoir recours à une entité supérieure qui a le pouvoir de restreindre les choix disponibles, de hiérarchiser les priorités et d’accélérer leur mise en œuvre tout en assurant une intégration de S et de G dans l’approche retenue pour améliorer E.
Être pour l’Etat ne signifie pas être contre le capitalisme et la démocratie
Le consommateur est également électeur, ce qui lui permet au travers du processus démocratique d’établir des priorités dans les tâches à traiter par l’Etat ainsi que dans l’établissement des règles à faire respecter. Il est également investisseur et peut agir directement sur le fonctionnement des entreprises… en théorie et uniquement s’il dispose d’une très grosse fortune. Son levier via l’Etat est de toute évidence plus important.
Le système capitaliste a prouvé sa supériorité au cours de l’Histoire et n’est pas à remettre en cause dans son essence. La libre entreprise et le droit à faire des profits sont à la base du progrès. Le propos n’est assurément pas de donner le contrôle total à l’Etat ni d’appeler à des hausses de taxations ou d’impôts. Il s’agit plutôt pour les Etats d’établir de nouvelles règles, visant le bien commun à long terme, plus restrictives vis-à-vis d’un capitalisme dérégulé souvent court-termiste. Ceci nécessitera bien entendu des investissements de la part des entreprises et de facto une diminution de leurs profits à court terme. C’est mathématique: plus on ajoute des contraintes dans l’équation, plus l’optimum baissera.
Le consommateur supportera assurément une partie de ces coûts, que ce soit à travers des hausses de prix, des taxes (éventuellement incitatives pour l’amener à changer ses habitudes de consommation), voire une perte d’emploi dans le cas de sociétés amenées à se restructurer ou à fermer comme conséquence des nouvelles réglementations.
Pour ces raisons, les règles doivent être les mêmes pour tous, au niveau international, afin d’éviter dumping et concurrence déloyale basée sur des délocalisations. Ceci demandera une volonté commune de la part des Etats, volonté qui ne semble actuellement pas présente chez tous. Il faudra néanmoins qu’un certain nombre d’Etats s’unissent afin de peser dans la balance sur la scène internationale. Des stratégies d’accompagnement de la transition devront également être créées, tant au niveau local qu’international, à l’image du projet de Banque Européenne pour le Climat ou du Green New Deal américain. Des initiatives qui feront assurément hérisser le poil à tous les opposants aux lourdeurs et aux coûts de fonctionnement d’administrations kafkaïennes à l’utilité controversée.
Ces nouvelles institutions supranationales devront disposer de réels pouvoirs afin de faire appliquer les nouvelles réglementations. Et contrairement aux initiatives du type Programme des Nations Unies pour l’environnement ou Accords de Paris, il faudra des institutions disposant d’un pourvoir coercitif réel car, face à elles, il y aura des lobbies industriels partisans d’un capitalisme dérégulé et peu enclins à laisser les entreprises payer une partie de la facture sans se défendre becs et ongles (BP, Shell, ExxonMobil, Chevron et Total ont dépensé conjointement plus de 200 millions de dollars par année en lobbying contre les réglementations climatiques).
Etat des lieux
Il existe déjà plus de 500 conventions dans le domaine de l’environnement mais leur application est dans les faits subordonnée au principe de non-contradiction avec les règles de l’OMC. Néanmoins, depuis 2016 la Cour Pénale Internationale a vu son champ d’action étendu aux destructions de l’environnement qui sont désormais traitées comme des crimes contre l’humanité. Il reste que, à un tel niveau, seules les catastrophes de l’ampleur de celle de Bhopal (Union Carbide), Tchernobyl (Etat russe) ou de la plateforme Deepwater Horizon (BP) seront prises en compte.
Des institutions à même de traiter des cas de moindre ampleur devront donc également être mises en place et les nouvelles réglementations devront éviter les asymétries (typiquement conserver l’intégralité des gains mais mutualiser les pertes comme l’explique Nassim Taleb dans Skin in the Game) qui ont permis au capitalisme ses excès des dernières décénies.
Conclusion
Il ne s’agit pas de donner naissance à une nouvelle dictature écolo-trotskiste. Loin s’en faut! L’esprit entrepreneurial doit animer la recherche des meilleures réponses aux défis auxquels nous faisons face, mais en intégrant de nouvelles contraintes nécessaires au bien-être de tous à long terme. En fait, capitalisme et ESG doivent être compatibles.
Et même si chacun aura une opinion – pour ne pas dire une philosophie – différente sur le rôle que devrait jouer l’Etat, ce dernier est probablement l’acteur le mieux placé et aussi le plus légitime pour mener des changements à une telle échelle et qui touchent à des problématiques aussi complexes puisqu’il s’agit, ni plus ni moins, que de repenser le capitalisme qui est la base du monde dans lequel nous vivons.
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