Même si la finance devait être repensée, «monnaie pleine» n’est pas une voie réaliste.
Cette histoire de «monnaie pleine» est restée largement sous les radars jusqu’à ce que la campagne de promotion de cette initiative, sur laquelle il faudra voter en juin, ne soit lancée il y a quelques jours. Personnellement, j’en ai entendu parler pour la première fois il y a environ 2 mois. Depuis, je pose systématiquement la question autour de moi. Les réponses sont unanimes: personne n’en avait jamais entendu parler. Et quand j’explique qu’il s’agit d’interdire aux banques commerciales de créer de la monnaie à travers les mécanismes habituels du crédit, je me retrouve systématiquement face à des interlocuteurs incrédules. Evidemment, la plupart des personnes auxquelles j’en ai parlé travaillent dans la finance, elles sont donc forcément biaisées sur ce sujet.
Afin d’en apprendre un peu plus, après avoir parcouru le site web particulièrement fourni mais néanmoins abscons des supporters de l’initiative, je me suis rendu mardi soir à une conférence organisée par l’Institut National Genevois. Sur scène, Patrick Dimier, avocat et médiateur, membre fondateur du collectif des petits actionnaires de la BNS AAA+ et favorable à l’initiative, face à Jean-Pierre Roth, ancien Président de la Banque nationale suisse et opposant au projet.
Dans la salle du Théâtre Les Salons, noire de monde, quelques banquiers (que l’on reconnait à leur jolie cravate), des curieux (dont moi), et une troupe de fervents supporters de l’initiative. Eux aussi sont facilement reconnaissables: quelques retraités qui pensent leur épargne menacée et quelques autres que l’on s’attendrait plutôt à croiser dans les manifestation qui bloquent les trams à Bel-Air plutôt que dans cette salle feutrée à 2 pas des sièges de banques privées. Vu qu’il s’agissait de faire bonne figure et pas d’agiter quelques banderoles au son de tambours et trompettes, les supporters se sont vu remettre chacun une liste de questions à poser aux intervenants, ce qui en dit déjà long sur leur propre compréhension du sujet.
La présentation en elle-même ne m’a malheureusement pas appris grand-chose. D’un côté, Monsieur Dimier qui tente de démontrer pourquoi l’initiative évitera d’autres crises financières semblables à celle de 2008, sans arriver à convaincre son opposant, ni moi d’ailleurs. Face à lui, Monsieur Roth qui tente d’expliquer à une partie de l’auditoire n’ayant jamais ouvert un livre d’économie les raisons pour lesquelles cette initiative ne pourra pas être mise en pratique, tout en rectifiant régulièrement les propos démagogiques et pour le moins approximatifs de son adversaire. Vous trouverez sans peine les arguments des 2 camps dans d’autres articles et débats télévisés donc je ne vais pas les exposer ici, ce serait bien trop long. Il y a cependant un point rappelé à longueur de débat par Monsieur Roth qui mérite qu’on s’y arrête: «monnaie pleine» n’aurait jamais empêché et n’empêchera jamais une banque de faire de mauvais investissements.
Les mauvais investissements réalisés par certaines banques sont à la base de la crise de 2008. Le fait d’enfreindre les règles relatives au démarchage de clients étrangers – américains en premier lieu – a été un facteur aggravant pour les banques suisses. Bien que totalement différentes, ces 2 problématique ont attiré l’attention du grand public sur les dérives de la finance moderne. Il me semble donc que ce qu’attend le public serait plutôt une moralisation de la finance. Et «monnaie pleine» n’est pas une réponse au besoin de moralisation. C’est un peu comme si, pour diminuer le nombre d’accidents de la route, on rationnait le carburant. Il y aurait automatiquement moins d’accidents parce que moins de voitures, mais plein d’autres problèmes seraient créés par la pénurie de transports. La réponse n’est donc pas dans la restriction du carburant mais bien dans l’établissement de règles de conduite plus strictes. Même si les écologistes soutiendront mordicus qu’il y a trop de voitures et que c’est à leurs yeux la cause de tous les problèmes de la planète.
Donc, si l’on admet que la crise de 2008 est bien le résultat de mauvais investissements, de la création de produits toxiques par les banquiers, l’on ferait mieux de se poser la question de savoir pourquoi de tels produits ont été créés. Comme me le faisait remarquer un ami, ces produits ont été créés entre autres pour répondre au besoin de rendement des acteurs institutionnels. Ces fameux fonds de pension qui doivent répondre de leurs engagements auprès de leurs bénéficiaires. C’est-à-dire être en mesure de leur verser chaque mois le montant de leur pension.
Le modèle économique que nous connaissons depuis l’après-guerre est basé sur la croissance – y compris des actifs financiers – et était envisageable pendant une certaine période. Il continue d’exister aujourd’hui alors que la répartition démographique est complètement différente: plus de vieux qui vivent de plus en plus longtemps et coûtent de plus en plus cher, soutenus par des actifs de moins en moins nombreux subissant une pression fiscale croissante. Le raccourci est abrupt mais, effectivement, la crise de 2008 a aussi des causes démographiques.
Le vrai problème, c’est que la démographie, cela se gère sur 30 ans minimum. Alors, avec des financiers qui ont une vision à (très) court terme et des politiques qui ont une vision jamais plus lointaine que leur prochaine réélection, nous avons comme on dit un sérieux mismatch.
«Monnaie pleine» est une utopie qui propose une mauvaise solution à un problème dont les causes ont été mal comprises. Par contre, les instigateurs de l’initiative ont très bien réussi à exploiter l’image populaire du banquier véreux afin de s’attirer les sympathies d’une partie de la population. C’est justement cette partie de la population qu’il faudra convaincre, d’ici au 10 juin, que cette initiative soulèvera de réels problèmes de mise en œuvre. Une occasion unique pour les banquiers, financiers et autres économistes de redorer leur blason en expliquant – de manière compréhensible par tous – pourquoi la mise en place d’une monnaie pleine va se heurter à de nombreux problèmes pratiques et, au final, très probablement pénaliser ceux qu’elle pensait protéger.